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26 septembre 2011

Agences de notation : enquête sur une hégémonie

Crise des subprimes en 2008, incertitudes sur les dettes européennes, mode de fonctionnement opaque… Les agences de notation et en particulier Standard & Poor’s, Moody’s et Fitch, sont sous le feu des critiques. Ceux qui ont contribué à leur ascension dénoncent aujourd’hui leur pouvoir.

Crise des subprimes en 2008, incertitudes sur les dettes européennes, mode de fonctionnement opaque… Les agences de notation et en particulier Standard & Poor’s, Moody’s et Fitch, sont sous le feu des critiques. Ceux qui ont contribué à leur ascension dénoncent aujourd’hui leur pouvoir.

14 septembre 2011. Alors que les valeurs financières ont traversé un été catastrophique, la Bourse de Paris est de nouveau secouée à la suite de la dégradation de la note de la Société Générale et du Crédit Agricole par l’agence Moody’s. Ces deux banques paient leur forte exposition à la dette souveraine grecque. Quelques semaines plus tôt, une autre agence, Standard & Poor’s (S&P), avait déjà créé un électrochoc en dégradant d’un cran la note souveraine des États-Unis. Pour la première fois depuis 1941, cette note, qui mesure la capacité du pays à rembourser sa dette, passe de triple A à AA+. Le tout assorti d’une perspective négative signifiant que l’agence pourrait de nouveau rétrograder les États-Unis à l’horizon de dix-huit mois. Pour se défendre, l’administration Obama met en avant des fautes de calculs qu’aurait commises S&P. « Une appréciation entachée d’une erreur de 2000 milliards de dollars parle d’elle-même », avance un porte-parole du département du Trésor.


Interrogations sur le mode de notation

Habituellement, plus que les erreurs de calculs, les observateurs pointent l’opacité qui entoure les modèles auxquels les agences de notation ont recours pour établir leurs notes. « Nous voulons comprendre la façon dont celles-ci sont arrêtées ainsi que leurs variations », martèle Patrice Aguesse, directeur division régulation sociétés cotées au sein de la direction de la Régulation et des Affaires internationales de l’Autorité des marchés financiers (lire interview).


[traitement;requete;objet=article#ID=566#TITLE=Interview P. Aguesse]Pour Norbert Gaillard, économiste, consultant à la Banque mondiale et auteur d’un ouvrage consacré aux agences de notation, les trois principales agences que sont Standard & Poor’s, Moody’s et Fitch, « n’ont de toutes les façons pas de modèles pré-établis ». Un point de vue partagé par Hervé Phaure, directeur associé Risk Advisory au sein du cabinet Deloitte : « Les agences sont au centre d’un réseau complexe de relations qui englobe notamment le marché, les politiques et les financements. De ce fait, la notation et son évolution sont de plus en plus difficiles à piloter, y compris pour les agences. Il n’y a pas de calculateur magique intégral mais toujours, à la fin, une décision d’expert qui peut impacter la note. Dans tous les cas de figure, une note représente un compromis entre le comportement historique de l’entité notée, le contexte actuel, et l’anticipation de la capacité de résistance de l’entité notée à des situations adverses. »
Néanmoins, l’analyse des notes souveraines attribuées par les trois leaders du secteur de la notation permet toutefois d’identifier les critères déterminants et incontournables parmi les lénifiantes listes de critères et de ratios communiquées par les agences elles-mêmes. Un exercice auquel s’est livré Norbert Gaillard, qui relève cinq critères récurrents dans le souverain : l’historique des défauts de paiement sur 20-25 ans, l’inflation, le PIB/habitant, le ratio dette publique/recettes budgétaires ainsi que la gouvernance politique et institutionnelle. 
« Moody’s va jusqu’à éplucher les rapports d’Amnesty International », souligne l’expert qui précise que « pour les pays émergents, le niveau des réserves de change ainsi que les fonds envoyés par les émigrés à leur pays d’origine sont passés au crible. »
En revanche, la notation des entreprises se base sur des critères différents de ceux de l’analyse souveraine. Pour Hervé Phaure, « la notation corporate repose toujours sur une analyse des dimensions purement financières et du business profile de l’entreprise. » Ce dernier traduit en particulier la capacité d’une entité à résister à des situations défavorables et prend donc notamment en compte l’impact du risque souverain sur l’entreprise, son risque sectoriel, son positionnement sur le marché, sa stratégie de management. La dimension financière stricto sensu repose sur l’analyse des ratios financiers clés (résultat d’exploitation sur le chiffre d’affaires, résultat net sur chiffre d’affaires et rentabilité des fonds propres, EBITDA…), de leur évolution dans le temps et en comparaison d’un peer group (« groupe d’entités comparables »). Cette analyse vise également à qualifier la capacité de l’entreprise à conserver ou à améliorer ses niveaux de résultat et de rentabilité et suppose donc une bonne compréhension à la fois des investissements à réaliser sur le moyen-long terme et également de sa flexibilité financière à court, moyen et long terme.


Une méthodologie de travail publique

Bien moins opaque que leur hypothétique modèle d’analyse, la méthodologie de travail des agences de notation est non seulement connue, mais publique. Par exemple, Standard & Poor’s procède en plusieurs étapes à partir de la requête d’une entreprise : la mise au point commune d’un schéma d’analyse qui précise la nature des informations néces-saires à l’étude ; des réunions avec les dirigeants de l’entreprise ; le comité de notation qui attribue la note contre laquelle l’entreprise peut faire appel, puis la publication de la note après accord de la société notée. La méthodologie est proche pour les notations souveraines. Chaque année, deux analystes au minimum se rendent dans le pays pendant trois à quatre jours. Une durée bien courte au vu du programme qui les attend : des rencontres avec des personnalités telles que le ministre de l’Économie et des Finances, le directeur de la Banque centrale, des hauts fonctionnaires ou des chefs d’entreprise. « Les entretiens avec les chefs d’État sont plus rares, mais en 2007, Moody’s a rencontré Silvio Berlusconi lors d’une visite en Italie », raconte Norbert Gaillard. Une fois de retour au siège de son agence, l’analyste en chef dispose d’un délai moyen de cinq à six semaines pour rédiger un rapport en vue de l’attribution d’une note. C’est ensuite le comité de rédaction de l’agence qui arrête de façon collégiale la note du pays. « Ce comité rassemble entre cinq et neuf analystes [dont au moins un des enquêteurs, ndlr] qui vont ensuite voter l’attribution de la note avant de la communiquer à l’émetteur et, dans le cadre souverain, au public, dans un délai de 12 heures. C’est court mais c’est pour éviter les fuites sur les marchés », poursuit Norbert Gaillard. Afin de ne pas risquer des trafics d’influence, les noms des membres des comités de rédaction ne sont pas dévoilés. Leur nationalité reste aussi inconnue, d’où certaines interrogations sur une possible domination, dans ces comités, d’analystes états-uniens.

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Des erreurs spectaculaires

En dépit de ces méthodes de travail bien rôdées, les agences ont, au cours de ces dix dernières années, commis des erreurs qui ont eu un impact négatif sur l’économie mondiale. Par exemple, et c’est un fait avéré, elles n’ont pas anticipé deux faillites majeures : celles d’Enron en 2001, puis celle de la banque Lehman Brothers en 2008. Au moment de sa banqueroute, Lehman Brothers était notée A. Et Standard & Poor’s ainsi que Moody’s notaient Enron en catégorie « investissement » quatre jours à peine avant que la société ne mette la clé sous la porte! Ces échecs ont fait naître des soupçons de conflits d’intérêts entre les agences et certains de leurs clients. Un sentiment renforcé par le rôle qu’elles ont tenu lors de la crise des subprimes : comme dans un mauvais remake, elles n’ont pas vu venir les défauts de nombre de ces produits complexes. Rien d’étonnant pour Gunther Capelle-Blancard, directeur adjoint du Ceri (Centre d’études et de recherches internationales) et professeur d’économie à l’université Paris I : « Leur comportement est critiquable dans la mesure où elles ont participé à la structuration de ces produits au travers d’un rôle de conseil. Cela a révélé certains conflits d’intérêts qu’elles pouvaient entretenir avec quelques-uns de leurs clients. » Il faut savoir que depuis les années 1970, les agences se rémunèrent selon le principe de l’émetteur payeur. Celui-ci veut que ce soient les émetteurs (et non les investisseurs) qui sollicitent les agences pour noter leur dette ou leurs opérations qui les paient. Selon Patrick Jolivet, responsable de la recherche chez BMJ Ratings qui s’exprimait dans une tribune publiée dans le quotidien Le Monde du 10 mai 2010, « on estime aujourd’hui que 90 % des revenus des agences proviennent des commissions facturées aux émetteurs de dette. Avant la crise des subprimes, près de 50 % du revenu des agences provenait des produits structurés. »


[traitement;requete;objet=article#ID=570#TITLE=Dégradations]C’est donc bien le modèle économique des agences qui pose la question sensible de leur objectivité et de leur indépendance. A tel point qu’en août, la justice américaine a ouvert une enquête pour déterminer si elles ont fait preuve de subjectivité, voire de complaisance, avant la crise des subprimes. L’information a été révélée par le New York Times, au moment où Standard & Poor’s abaissait la note souveraine des États-Unis. En cause? établir si oui ou non l’agence a noté de façon biaisée des subprimes avant 2008... Toujours selon le New York Times, la justice s’intéresse également à certains analystes qui auraient voulu dégrader des produits structurés avant de subir des pressions des dirigeants de l’agence.


Soupçons de complaisance envers les États-Unis

Dans le cadre de la crise de la dette européenne de l’été 2011, Standard & Poor’s, Moody’s et Fitch ne sont pas accusés de conflits d’intérêts, mais se voient reprocher d’avoir surréagi en abaissant trop brutalement et de plusieurs crans la note souveraine de la Grèce et, dans une moindre mesure, celles de l’Irlande et du Portugal. Si personne n’incrimine les agences d’avoir provoqué la crise – le premier responsable en est le gouvernement grec – leurs détracteurs pointent avec insistance que, jusqu’à l’été 2011, les États-Unis ont bénéficié d’une clémence étonnante, a contrario de l’Europe. Est-il normal qu’à la mi-2011, l’agence de notation chinoise Dagong (voir encadré) attribuait un simple A aux États-Unis, dont l’endettement public était sur le point de dépasser le PIB, tandis que les « Big Three » leur octroyaient un majestueux triple A? Un paradoxe qui fait dire à Guan Jianzhong, PDG de Dagong, qu’« il suffit d’observer la situation actuelle pour comprendre qu’elles (les trois majors) cherchent à protéger les intérêts des États-Unis en exploitant leur position dominante de notation, alors qu’elles ont perdu tout semblant d’impartialité et d’objectivité » (lire son entretien exclusif). Si l’accusation est directe et difficilement prouvable1, il est vrai que deux d’entre elles, Stpaandard & Poor’s et Moody’s, sont aux mains d’importants capitaux anglo-saxons. Ainsi, Moody’s est détenu à 13 % par le milliardaire américain Warren Buffet et S&P appartient au puissant éditeur américain McGraw-Hill Companies. Seule Fitch, qui a maintenu le triple A américain, est majoritairement détenue par la société française Fimalac, de Marc Ladreit de Lacharrière. Malgré tout, son fonctionnement est comparable à celui de ses deux concurrentes. « Au début des années 1990, Marc Ladreit de Lacharrière avait racheté une petite agence anglaise spécialisée dans la notation des banques européennes. Nous avons financièrement participé à son développement, espérant la création d’une grande agence européenne. Mais ensuite, il a acquis Fitch et notre espoir s’est envolé » se souvient, ironique, un banquier parisien qui souhaite garder l’anonymat.

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Bâle II et Solvabilité II: la consécration

Suiveuses ou partiales, mais décidemment accusées de tous les maux, les agences de notation occupent néanmoins une place stratégique au cœur des processus de décision financière. Deux raisons sont à l’origine de ce paradoxe. D’abord, depuis les années 1980, les entreprises ont progressivement renoncé à pratiquer la notation. Il en va de même pour les États et les banques centrales qui ont eux délaissé la notation souveraine. Selon Dominique Garabiol, directeur à la Caisse nationale des caisses d’épargne et membre du conseil scientifique de la fondation Res Publica, c’est parce que les autorités publiques se réfèrent aux agences de notation pour mener leur politique que le système a dérapé. L’un des exemples les plus frappants est celui de la Banque centrale européenne (BCE) – dont le président Jean-Claude Trichet dénonçait en juillet dernier la situation oligopolistique des trois majors – qui ne prête aux banques commerciales qu’en échange d’actifs notés en catégorie « investissement! » « Pour les opérations de refinancement du système bancaire, les banques centrales n’effectuent plus d’analyse de risques en propre, mais se réfèrent à la notation des actifs refinancés. […] Mais la suprématie des agences de notation remonte à l’année 2007, lors de l’entrée en vigueur des accords de Bâle II. Pour l’économiste Norbert Gaillard, « Bâle II introduit de nouvelles méthodologies pour calculer le capital règlementaire nécessaire pour couvrir le risque de crédit. […] Deux approches sont proposées aux banques. La première […] consiste à utiliser les ratings des agences pour déterminer le capital minimum exigé pour le risque de crédit. Plus les notations sont basses, plus la pondération appliquée est élevée et plus l’exigence en capital, c’est-à-dire le coût implicite imposé aux banques, est élevé. »


[traitement;requete;objet=article#ID=569#TITLE=Assurance et réassurance]L’entrée en vigueur de Solvabilité II devrait encore renforcer le rôle des agences de notation. C’est en tout cas le risque que dénonce Michel Piermay, président de la société de conseil en actuariat Fixage, qui met en garde la profession : « La notation est au cœur de Solvabilité II. C’est la conséquence d’une fuite de responsabilité des autorités publiques qui ont délégué aux agences le pouvoir de réglementer les placements. En effet, toute la réglementation des placements tombe avec Solvabilité II. Or pour l’actuaire, la notation n’est pas une mesure de risque. Il s’agit de l’opinion d’une agence, toutes choses égales par ailleurs. C’est pourtant la confusion entre note triple A et absence de risque qui est à l’origine de la crise dite « des subprimes » de 2007-2008. La directive de Solvabilité II et ses mesures d’application ne tiennent pas compte de cette expérience. »
Mais malgré des critiques de plus en plus vives, la résistance aux agences de notation peine à s’organiser. Entre les régulateurs bancaires américains qui cherchent à s’affranchir de leurs évaluations et une partie des Européens qui appellent à la création d’une agence européenne de notation mais se heurtent à l’hostilité des marchés, le statu quo risque de durer très longtemps.


Catherine Graciet

1. Une étude réalisée par Natixis en juin 2011 donne raison à Dagong par rapport aux trois grandes agences de notation.

[traitement;requete;objet=article#ID=567#TITLE=Bertrand Bougon]