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15 septembre 2015

Entretien avec Gérard Mestrallet

PDG d'Engie, Gérard Mestrallet expose sa vision des risques actuels et la manière de les gérer.

"La gestion des risques est l'affaire de tous"

Gérard Mestrallet, PDG d'Engie
[traitement;requete;objet=article#ID=1065#TITLE=Gérard Mestrallet : les dates clés]

L’actuariel : Vous dirigez l’un des premiers groupes mondiaux du secteur  de l’énergie. Quels sont, selon vous,  les grands risques actuels pour  une multinationale comme la vôtre ?

Gérard Mestrallet : En tant que manager et industriel, j’ai plutôt tendance à raisonner en termes d’opportunités que de risques. Actuellement, le secteur de l’énergie fait face à de nombreux bouleversements auxquels nous devons nous adapter. J’en citerai deux. Le premier est dû à l’incertitude sur la croissance économique mondiale alors que nos investissements nécessitent une visibilité à long terme. Le second est certainement lié à la mutation digitale. Le Big Data, l’intelligence artificielle, les objets connectés, tout cela ouvre de nouvelles relations entre clients et fournisseurs. Chez Engie, nous avons construit notre stratégie en tenant compte de ces changements. Présents dans plus de 70 pays et sur tous les métiers de l’énergie, nous sommes dans une position exceptionnelle pour faire face à cette nouvelle donne et accompagner la transition énergétique.

 

L’actuariel : Les assureurs jugent  que le risque climatique est, pour eux,  l’un des plus importants, sinon  le plus important à long terme.  Est-ce aussi l’avis d’un énergéticien ?

G. M. : Le changement climatique est effectivement l’un des enjeux les plus importants auxquels nous devons faire face. Je suis personnellement impliqué dans la préparation de la COP 21 [sommet international sur le climat prévu à Paris début décembre 2015] avec notamment un rôle de coordinateur du Business dialogue entre les industriels et les négociateurs. Je plaide vigoureusement pour l’instauration d’un marché carbone vraiment efficace qui puisse permettre d’orienter les investissements vers des technologies bas carbone comme les énergies renouvelables.

De manière plus prosaïque, les bouleversements climatiques peuvent aussi avoir un impact direct sur nos résultats financiers, du fait des hivers froids ou chauds selon les années, qui modifient la consommation de gaz, et de la pluviométrie dont dépend la production hydraulique d’électricité. Pour ce qui concerne nos installations, nos centrales électriques ou nos infrastructures gazières sont très résistantes et nous les protégeons dès la conception contre les événements climatiques de grande ampleur. En revanche, les réseaux électriques notamment sont plus vulnérables en cas d’événement climatique extrême. Les principaux enjeux sont liés aux besoins pour les secours par la mise à disposition rapide de sources d’énergie, et à la remise en état de réseaux d’énergie locaux.

 

 L’actuariel : Que faites-vous pour participer à le gestion et à la diminution de ce risque environnemental majeur ?

G. M. : De plus en plus d’études concluent au lien entre le réchauffement climatique et l’accroissement de la violence des événements climatiques majeurs. Nous avons décidé d’agir pour l’environnement en réduisant de 10 % d’ici à 2020 nos émissions de CO2 par mégawattheure (MWh) d’électricité produit. Mais je précise que ceci doit se faire en répondant en même temps à la demande croissante des pays émergents de disposer d’une énergie peu chère et compatible avec leur développement. Nous avons une grande ambition : être leader de la transition énergétique en Europe, et notre engagement pour réduire les gaz à effet de serre en fait évidemment partie.

 

L’actuariel  : De nombreux industriels  se plaignent d’excès dans l’application  du principe de précaution.  Partagez-vous leurs critiques ?   

G. M. : Le principe de précaution doit être évidemment la règle en cas de risque de dommages graves ou irréversibles. En revanche, cela ne doit pas paralyser le progrès, ni proscrire certains domaines de recherche, encore moins poser des interdits a priori sur des développements potentiels qui pourraient être bénéfiques aux générations futures, moyennant un encadrement scientifique et éthique rigoureux.

 

L’actuariel : Avec GRTGaz et GrDF,  vous exploitez le plus grand réseau gazier d’Europe. Comment gérez-vous  les risques inhérents à cette activité ? Comment les anticipez-vous ?

G. M. : Je suis convaincu que le premier enjeu de l’exploitation de ces réseaux est la sécurité. Cela commence dès la conception de ces infrastructures qui sont, dans leur immense majorité, enterrées et donc inaccessibles même si elles traversent un territoire très vaste. La maintenance et la surveillance continue de ces réseaux sont également un élément clé. Enfin, nous avons tout un programme pour sensibiliser les entreprises de travaux publics et un partenariat fort et ancien avec les pompiers, sans oublier la formation de nos propres forces d’intervention. Grâce à l’exploitation de ce grand réseau, nous bénéficions d’un retour d’expérience très important, ce qui nous permet de constituer des bases de données et d’en tirer une politique de maintenance optimisée afin de réduire les risques majeurs.

 

L’actuariel : Engie exploite aussi  sept réacteurs nucléaires en Belgique  à travers Electrabel. Y a-t-il une gestion spécifique du risque nucléaire ?  Et quelles sont les modalités d’assurance en cas d’accident ? 

G. M. : Bien sûr, la sûreté nucléaire est une condition primordiale avec laquelle nous ne transigeons pas : c’est pourquoi deux de nos réacteurs sont actuellement à l’arrêt, Doel 3 et Tihange 2, après que l’on a décelé des défauts dus à l’hydrogène à la surface des cuves des réacteurs. Nous conduisons en ce moment des études très poussées pour pouvoir justifier de leur sûreté et fournir des éléments à l’autorité de sûreté nucléaire belge. C’est elle qui pourra décider ou non de les redémarrer.

L’industrie nucléaire est l’une des plus structurées en matière de sûreté avec la World Association of Nuclear Operators (Wano), qui regroupe les exploitants de centrales nucléaires [440 réacteurs en service dans 31 pays, NDLR]. Elle permet de partager tous les incidents dans le monde, pour pouvoir en tirer tous les enseignements pour les centrales concernées. Les pays qui ont ratifié la Convention de Paris [en 1960] limitent la responsabilité civile des opérateurs nucléaires, ce qui est le cas de la Belgique. Nous sommes donc assurés à hauteur de ce plafond, à la fois pour les pertes d’exploitation subies par l’entreprise et pour les dommages à nos réacteurs qui résulteraient d’un incident.

 

L’actuariel : Y a-t-il, au sein d’Engie,  une direction spécifiquement chargée  du risque, ou cette problématique est-elle gérée par chaque entreprise du groupe ?

G. M. : Je tiens beaucoup à ce que, chez Engie, tout manager soit un risk manager. La gestion des risques est l’affaire de tous et à tous les niveaux. Nous avons donc une direction du risk management, au sein de la direction de l’audit et des risques qui m’est directement rattachée. Elle anime un réseau de risk officers dans toutes les entités du groupe, directions et filiales, qui identifient et évaluent les risques de leurs activités au plus près du terrain, et s’assurent de l’efficacité des plans de traitement mis en œuvre.

 

L’actuariel : Est-ce que les coûts d’assurance pèsent lourd dans vos comptes ?

G. M. : Les montants relatifs aux risques assurables sont significatifs mais pas majeurs à l’échelle du groupe ; ils ont par ailleurs été sensiblement réduits ces dernières années par la mise en place de programmes globaux et par le développement d’une politique de prévention ambitieuse.

 

L’actuariel : Engie a de grands projets dans sa politique d’acquisition et  de croissance externe, mais est aussi soucieux de minimiser le risque financier des grandes opérations. Comment conciliez-vous les deux ?

G. M. : La politique d’acquisition est en effet un des piliers de notre stratégie de croissance. Nous développons et renforçons nos approches de due diligence, et nous sommes très rigoureux sur le processus de contrôle de nos engagements. Nous évaluons les risques opérationnels et financiers, l’environnement économique, politique et régulatoire, les impacts environnementaux et humains, la contribution au développement local, la qualité des partenaires et le cadre contractuel. Un risque auquel je veille tout particulièrement concerne les comportements éthiques, pour lesquels je suis intransigeant.

 

L’actuariel : Avec votre long passé d’industriel, avez-vous vu apparaître de nouveaux risques dans votre secteur ? Et estimez-vous que le risque est de mieux en mieux contrôlé dans l’industrie ?

G. M. : On a souvent le sentiment que les risques s’aggravent : ce n’est peut-être pas toujours faux, mais on dispose surtout de moyens de plus en plus sophistiqués pour les identifier et les évaluer. Les risques opérationnels sont de mieux en mieux connus, les plans de traitement font l’objet de retours d’expériences et s’améliorent aussi. Mais en contrepartie, les exigences se renforcent régulièrement, notamment en matière de sécurité industrielle, financière et d’information. Oui, les efforts faits par les entreprises et les exigences portées par les réglementations contribuent globalement à un meilleur contrôle des risques.

 

L’actuariel : Vous avez changé le nom  du groupe pour passer de GDF Suez  à Engie. Ce changement comporte-t-il une part de risque ?

G. M. : Là encore, je préfère parler d’opportunité, pour que la marque porte avec force notre volonté d’être un acteur majeur de ce nouveau monde de l’énergie en train d’émerger. Certes, il y a des risques bien connus lorsque l’on change de marque : il faut notamment piloter le transfert de notoriété d’une marque à l’autre, mais aussi s’assurer de l’adhésion de nos équipes. Je peux d’ores et déjà vous dire que notre nouveau nom Engie est très bien accueilli partout dans le monde et qu’il suscite de la fierté de la part de nos collaborateurs.

 

L’actuariel : Vous présidez également Paris Europlace1. En matière d’évolutions réglementaires et fiscales, que reste-t-il à faire pour ne pas retomber dans les déboires du passé ?

G. M. : Beaucoup a été fait ces dernières années pour bâtir, malgré la crise, un écosystème permettant d’assurer le financement de l’économie et des entreprises. À titre d’exemple, un volume important d’émissions obligataires d’entreprises  réalisées auparavant au Luxembourg a été rapatrié à Paris. Mais d’autres réformes restent à accomplir notamment pour réorienter l’épargne, aujourd’hui trop favorable à l’épargne liquide et de court terme ainsi qu’à l’immobilier, vers l’épargne longue et à risque, notamment l’investissement en actions. C’est essentiel dans un contexte de frémissement de la reprise économique et à une époque où, on le voit bien, de plus en plus de jeunes ont l’envie de créer leur entreprise. 

 

Propos recueillis par Jean-Michel Bezat

1 - Paris Europlace est une organisation regroupant différents acteurs de la vie économique et institutionnelle et visant  à faire la promotion de Paris en tant que place financière.