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17 septembre 2014

Entretien avec Jacques Rapoport

Président-directeur général de Réseau ferré de France

"La gestion du risque est au coeur de notre savoir-faire professionnel"

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L’actuariel : Pour une entreprise comme Réseau ferré de France (RFF), quel est le principal risque ?

Jacques Rapoport : Comme toute entreprise de transport, le premier risque, c’est celui de la sécurité. Notre première responsabilité et notre obligation sont de garantir la sécurité du système de transport. Malheureusement, depuis l’année dernière1, ce risque est survenu deux fois avec des conséquences dramatiques, d’abord humaines, bien sûr, et c’est terrible, mais aussi en termes d’image et de communication. Comment gère-t-on ce risque ? C’est au cœur de notre savoir-faire professionnel, qui est d’abord technique. Cela exige un état d’esprit un peu en contradiction avec celui du monde actuel, qui insiste sur l’initiative, la responsabilité et la capacité d’action. Or, la sécurité est souvent fondée sur le strict respect de règles précises et prescriptives. La difficulté est donc de s’assurer que chacun respecte les règles – ce qui est peu enthousiasmant, reconnaissons-le – tout en veillant à promouvoir la prise de responsabilité et l’initiative.

 

L’actuariel : Concernant la maîtrise des risques, quelles actions sont les plus efficaces ?

J.R. : L’élément fondateur, c’est la culture de l’entreprise. Pour l’élaboration de notre projet d’entreprise, « Réseau 2020 », nous avons sollicité la contribution de chacun des 50 000 collaborateurs de l’établissement. Une majorité d’entre eux ont effectivement participé à la démarche et le premier thème fédérateur mis en avant a été la sécurité. Soulignons aussi que l’attention et le comportement des dirigeants est décisif car une organisation est le réceptacle d’injonctions contradictoires et c’est le rôle du dirigeant d’y définir le chemin. La culture de l’entreprise est évidemment très stable mais elle n’est pas statique pour autant. Exemple d’une telle évolution : nos investissements industriels ont massivement augmenté depuis cinq ans. L’organisation a été et est toujours fortement sollicitée pour conduire ces projets nouveaux, dont quatre lignes TGV. Cette indispensable impulsion a mobilisé nos équipes, ce qui a pu affaiblir la nécessaire priorité au quotidien. Cela peut conduire à différer ou ralentir la mise en œuvre d’autres priorités, telles que les projets en développement 

 

L’actuariel : Le public a-t-il une appréciation différente des risques ?

J.R. : Oui. Le risque qu’appréhende le public dans le domaine ferroviaire, ce sont les retards et la mauvaise qualité de service, notamment due aux grèves. La perception du risque d’accident reste très faible. Un risque assez nouveau et difficile à gérer, c’est le sentiment que le billet est trop cher et que les tarifs sont injustes, la SNCF, comme tous les transporteurs dont l’objectif commercial est le remplissage des moyens de transport, recourant au « yeld management »2. Cette pratique est tolérée pour les compagnies aériennes, moins pour le ferroviaire venant d’une entreprise publique.

 

L’actuariel : Comment votre entreprise quantifie-t-elle le risque ?

J.R. : Sur le risque ferroviaire, nous avons bien sûr toute une série d’indicateurs. Des indicateurs sur les résultats (nombre d’incidents…), l’état des équipements (voies, aiguillages…) et sur les process (les actions de maintenance, les vérifications…). Nous avons également des dispositifs classiques de contrôle interne et d’audit, notamment des audits systématiques dans chaque établissement opérationnel tous les deux ans sur le respect des normes de sécurité de toutes natures (un établissement opérationnel étant un site dédié à un métier sur lequel travaillent environ 800 agents). Nous recourons aussi, bien entendu, aux méthodes classiques : cartographie et cotation des risques avec des plans d’action qui sont présentés au conseil d’administration. Cela concerne ainsi les risques sociaux, les risques financiers, l’incendie... Nous avons des progrès à faire dans ce domaine, comme l’illustre celui survenu dans le poste d’aiguillage de Vitry-sur-Seine en juillet dernier, incendie qui va entraîner une diminution de 20 % du trafic de la ligne C pendant deux ans. Quand un incident se produit, dans une logique classique de gestion des risques, nous faisons un retour d’expérience destiné à en tirer les leçons pour l’avenir. Nous avons des installations parfois anciennes et les dispositifs en place de détection incendie et de redondance peuvent être de ce fait insuffisants. C’est sans impact sur la sécurité, pas sur la régularité.

 

L’actuariel : Y a-t-il des risques que vous n’assurez pas ?

J.R. : Nous respectons bien entendu les prescriptions légales en la matière mais sommes auto-assurés lorsque c’est possible. Le motif est évidemment économique et c’est une solution raisonnable, compte tenu de la nature de nos activités, de la nature des risques, de la taille de l’entreprise et de son statut d’établissement public de l’État.

 

L’actuariel : À quoi sont liés les dysfonctionnements que rencontre RFF ?

J.R. : Les infrastructures vieillissent et c’est normal. Ce qui l’est moins, c’est d’avoir limité les investissements de renouvellement et de modernisation pendant trente ans, entre 1980 et 2010. Le vieillissement en résultant peut provoquer des incidents et des ralentissements liés à la nécessaire préservation de la sécurité. L’alerte a été donnée en 2005 par un audit général, la forte reprise des investissements ayant effectivement démarré en 2008-2009. Depuis, nous avons engagé des travaux importants, ce qui implique évidemment de couper la circulation de certains trains ! Le risque qui a été pris de laisser vieillir le réseau pendant trente ans était un risque modéré au début, mais il est devenu de plus en plus fort à mesure que le temps a passé et aujourd’hui, nous en subissons les conséquences. Par ailleurs, il y a des lignes secondaires, notamment celles dédiées au seul transport des marchandises, que nous allons peut-être être contraints de fermer du fait de leur vétusté extrême. C’est que les coûts de la remise à niveau sont incontournablement élevés : le renouvellement d’un kilomètre de voie sur ligne principale coûte 1,1 million d’euros ; sur une ligne secondaire c’est 700 000 euros ; sur une ligne fret où il n’y pas de transport de voyageurs, c’est 400 000 euros. Pour une ligne de fret de 50 km, il faut trouver 20 millions d’euros. On voit ainsi que le seul calcul économique pour une entreprise publique peut se révéler inopérant, ce qui ne veut évidemment pas dire qu’on ne doit pas le faire. C’est qu’il faut étendre le calcul économique à la notion de « rentabilité élargie », qui inclut dans le bilan la valorisation des externalités (par exemple, le fait de détruire la couche d’ozone, cela vaut tant). 

 

L’actuariel : Comment gérez- vous les événements fortement médiatisés ?

J.R. : Nous avons en interne des communicants ainsi que des spécialistes des médias et nous nous appuyons sur des professionnels aguerris. Notre posture en communication média est bien sûr de valoriser nos actions, les services que nous rendons et d’expliquer les difficultés que nous rencontrons (saturation du réseau en zones denses, incivilités…). Avec les accidents que nous avons subis, la situation est évidemment différente et le choix stratégique opéré est celui de la responsabilité et de la transparence. Ainsi, nous avons reconnu dès l’accident de Brétigny-sur-Orge que nous étions responsables. Et toutes les données, tous les éléments en notre possession sont immédiatement mis en ligne, même s’ils mettent en cause l’entreprise, notamment, l’exécution de la maintenance. En toute priorité, notre entière solidarité va aux victimes et à leurs familles. Ces derniers mois, la confiance du public a baissé et pour nous, la meilleure façon de rassurer, c’est de garantir la sécurité.  Autre aspect des choses, heureusement moins dramatique : je l’appellerai l’« incendie médiatique » ! Le meilleur exemple récent est celui des prétendus « trains trop larges », en mai dernier. Probablement, avons-nous été insuffisamment réactifs devant ce qui est en réalité un non-problème mais qui a déclenché un déferlement médiatique imprévu.  Plusieurs responsables politiques se sont exprimés dans les médias pour dénoncer le « scandale » alors même qu’ils n’avaient connaissance du sujet que par l’article du Canard enchaîné. En deux heures, le « déferlement » était lancé. Nous avons réagi sous forme d’un point presse à 18 h mais c’était trop tard car les journalistes n’étaient pas venus pour entendre ce que nous avions à leur dire – en clair qu’il n’y avait aucune « affaire » –  mais pour entendre les présidents s’excuser. Un incident médiatique doit maintenant faire l’objet d’un retour d’expérience, comme un incident technique !

 

L’actuariel : Quel est l’impact pour RFF d’être associé, notamment en termes d’image, à la SNCF ?

J.R. : Il y a eu trois époques. D’abord celle de l’intégration verticale entre l’infrastructure et le transport, schéma qui existe partout hors d’Europe (Japon, États-Unis, Russie…) mais qui est révolu en Europe, dans le but d’ouvrir à la concurrence les services de transport alors que l’infrastructure constitue un monopole naturel. En France, la concurrence existe pour le fret mais pas pour les voyageurs. Dans ce cadre, il y a deux façons de faire. La mauvaise, d’abord, est celle que nous vivons en France depuis dix-sept ans, qui sépare et oppose et non pas distingue, ce qui engendre une mécanique qui pousse à l’affrontement. Attention, l’affrontement, nuisible aux performances globales du système ferroviaire, n’est pas lié aux hommes ! Au contraire, leur implication permet de limiter les risques systémiques provoqués par une organisation défaillante. La seconde solution, la bonne, est de distinguer les entreprises et les responsabilités mais de mettre en place un système où les intérêts concordent et poussent à l’intégration systémique rail-roue. C’est ce pour quoi nous militons depuis 2011, qui a été adopté par le Parlement cet été et entrera en vigueur à partir du 1er janvier 20153

 

 

1. En juillet 2013, l'accident de Brétigny-sur-Orge a fait 7 morts. En juillet 2014, une collision entre un TER et un TGV en Aquitaine a fait 40 blessés.

2. Politique de tarification différenciée.

3. À partir du 1er janvier 2015 sera créé un groupe public industriel intégré composé d'un établissement public à caractère industriel et commercial (Epic) « mère », nommé « SNCF » et de deux Epic « filles » : « SNCF Mobilités » qui exploitera les trains et « SNCF Réseau » qui sera le gestionnaire d'infrastructure. Ce dernier réunira l'actuel RFF, flanqué de la direction des circulations ferroviaires et de SNCF Infra