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10 novembre 2014

L’assurance islamique à la recherche de son modèle

Le développement de l'assurance takaful

L’assurance islamique, ou assurance takaful, peine à se développer en France. En effet, seules deux offres sont disponibles à ce jour. Ce système rencontre des oppositions de plusieurs types, notamment culturelles. Néanmoins, pour certains, il s’agit d’un marché à fort potentiel.

 

Ses promoteurs la présentent comme un pan de l’assurance éthique. Pour ses détracteurs, elle relève avant tout d’une démarche commerciale opportuniste jouant sur des ressorts communautaristes. D’évidence, l’assurance islamique fait débat. Mais de quoi s’agit-il précisément ? Petite sœur de la finance islamique, l’assurance islamique, dite takaful (lire article p. 15), vise à reproduire trois grandes règles morales dictées par le Coran : équité, partage et responsabilité. Elle repose à la fois sur des interdictions (proscription des intérêts, de la spéculation et de l’incertitude contractuelle) et des astreintes (obligation pour les parties prenantes de partager les profits et les pertes, obligation d’adosser toute transaction à un actif réel).

Si la finance islamique affiche depuis le début des années 2000 une croissance spectaculaire dans le monde, l’assurance islamique connaît un développement beaucoup plus modéré.

En France, elle est encore au stade embryonnaire. « La demande est là, il suffit que l’offre s’étoffe pour que s’amorce une dynamique de marché. » Vincent Liégeon, directeur commercial de Swiss Life, n’a aucun doute : l’assurance islamique en France ne peut que se développer. De sa part, l’augure est bien légitime : Swiss Life est en effet la compagnie d’assurances qui a ouvert le marché en lançant en janvier 2013 la première offre française d’assurance conforme aux préceptes de la loi islamique, la charia1. Salam Épargne & Placement, contrat multisupport d’assurance-vie, propose à ses souscripteurs d’investir sur un fonds uniquement composé d’OPCVM « charia compatible », Salam-Pax Sicav – Ethical Fund of Funds, géré au Luxembourg par Casa4Funds, un spécialiste de la gestion islamique.

Onze mois après Swiss Life, en novembre 2013, la compagnie luxembourgeoise Vitis Life lançait à son tour une offre d’assurance islamique dans l’Hexagone : Amâne Executive Life, un contrat réservé à une clientèle fortunée, avec un montant minimal de souscription fixé à 250 000 euros.

[traitement;requete;objet=article#ID=901#TITLE=Un marché mondial de 16 milliards d’euros en 2017]

Les footballeurs de dimension internationale sont le cœur de cible

 

Quel écho commercial ces deux seules offres d’assurance islamique disponibles aujourd’hui en France rencontrent-elles ? « Nous comptons un peu plus de 300 contrats souscrits. C’est plutôt au--dessus de nos prévisions. La prime moyenne pour les versements libres est de 50 000 euros et de l’ordre de 4 000 euros par an pour les versements programmés, ce qui est du même ordre que nos autres contrats d’assurance-vie. Les discussions en cours avec nos clients portent sur des montants parfois élevés. Ce qui nous laisse penser que nous pourrions doubler notre production », détaille Vincent Liégeon.

Chez Vitis Life, montant minimal de la prime oblige, le nombre des souscriptions est nécessairement beaucoup plus confidentiel. Cœur de cible visé : les footballeurs de dimension internationale. Autant dire qu’il s’agit d’un marché de niche.

Avec environ 6 millions de musulmans sur son territoire (chiffre non officiel, les statistiques basées sur l’origine ou la religion étant interdites en France), la France devrait pourtant représenter un fort potentiel pour les assureurs takaful, y compris en assurance-dommages. Comment expliquer, dès lors, que l’offre assurantielle islamique se réduise à deux produits seulement, tous deux en assurance-vie, dont l’un au faible potentiel de diffusion ? « Si l’on observe l’offre existante, force est de constater que ce marché est très limité et axé sur des produits de placements épargne, souligne Didier Bruère-Dawson, avocat, associé chez De Gaulle, Fleurance & Associés. Mais il s’agit également d’un marché très récent. En outre, la France est l’un des pays les plus pénétrés par l’offre assurantielle. Il est donc plus difficile qu’ailleurs d’introduire un modèle alternatif. »

Il n’empêche, le développement du modèle assurantiel islamique en France se heurte à un faisceau d’obstacles.

La première difficulté pour les assureurs est d’ordre financier. Compte tenu du très faible nombre de souscripteurs, la commercialisation des contrats est, mécaniquement, très coûteuse. Aux frais de certification s’ajoutent les frais de distribution et de commercialisation, difficiles à amortir. D’autant que le manque d’expertise des réseaux sur ce type de produit est patente. « Il s’agit d’une industrie nouvelle, qui a besoin de capitaux importants pour construire et lancer des offres susceptibles de trouver un minimum de visibilité dans l’ombre des géants de la place », confirme Mohamed Seghir, actuaire chez Swiss Re à Zurich et actuaire certifié IA.

Autre frein au développement du takaful en France, le risque évident de cannibalisation des marchés. « Les assureurs sont en posture d’observation. Et plutôt très réservés sur le fait de franchir le pas. Pourquoi aller développer des offres qui viendraient concurrencer leurs propres produits ?», remarque Didier Bruère-Dawson.

Enfin, il subsiste des obstacles comptables et juridiques. « L’assurance islamique s’inscrit dans une logique un peu particulière dans la mesure où les offres, parce qu’elles sont d’abord régies par le droit local, ne peuvent pas être à 100 % conformes aux principes islamiques. Il faut veiller à bien clarifier les conditions de compatibilité entre les règles de la finance islamique et les règles de droit français, car ce sont ces dernières qui prévalent. C’est pourquoi il est nécessaire d’accompagner les investisseurs pour leur donner toutes les clés de compréhension d’un modèle qui doit composer avec deux droits différents », explique Bastien Perrine, responsable commercial du marché français chez Vitis Life.

 

Réticences culturelles

 

Au-delà de ces difficultés financières ou techniques, la timidité des assureurs sur ce marché tient aussi largement à des réticences culturelles. Dans un pays où les questions de religion et de laïcité peuvent enflammer le débat public, ils ne sont pas prêts à assumer un risque de réputation. Ainsi, il y a trois ans, Société Générale et Allianz ont tenté de lancer deux offres takaful dans les DOM-TOM. Avant de retirer ces produits du marché, compte tenu du faible intérêt rencontré auprès des clients, mais aussi pour ne pas encourir un risque de réputation.

« La rareté de l’offre est essentiellement imputable à une problématique d’image. Pourtant, nous apportons une réponse non pas confessionnelle mais assurantielle à une demande dont nous avons constaté qu’elle n’était pas satisfaite aujourd’hui par le marché », insiste Vincent Liégeon. Effectivement, les assureurs tentent de « gommer » l’aspect religieux de ces contrats pour leur donner une qualification plus neutre. Dans le communiqué officiel annonçant le lancement de son offre, Swiss Life présente ainsi un « contrat de type multisupport conforme aux principes de la finance éthique et islamique ».

Pour cela, ils s’appuient sur les principes de l’islam, qui interdisent certaines pratiques financières. Par exemple, il n’est pas concevable de spéculer sur la durée de vie de personnes malades. « Il faut déconnecter le modèle de sa référence strictement religieuse. L’assurance islamique, c’est d’abord un pan de la finance éthique, dont la cible potentielle dépasse très largement les 6 ou 7 millions de musulmans français », corrobore Bastien Perrine.

[traitement;requete;objet=article#ID=903#TITLE=Les principes du takafu]

[traitement;requete;objet=article#ID=923#TITLE=Le fonctionnement du modèle Wakalah] 

Un modèle qui s’apparente à celui des mutuelles

 

Cette présentation des choses ne convainc pas tout le monde. « Les motivations de l’assurance islamique sont strictement mercantiles, oppose ainsi Frédéric Planchet, professeur associé à l’université Lyon-1 et actuaire agrégé IA. Les modalités de partage des risques entre assureur et assurés défendues par la finance islamique ne sont pas inintéressantes. Mais l’assurance islamique n’a pas inventé grand-chose puisque ces modalités sont déjà présentes dans le modèle mutualiste ou dans les schémas d’assurance collaborative existant en Allemagne, en Grande-Bretagne ou aux États-Unis. » De fait, parce que, au nom d’un souci de solidarité, il privilégie le principe de partage du risque sur celui de transfert du risque, le takaful s’apparente bien au modèle mutualiste. Mais des différences subsistent : non-transférabilité des pertes d’un membre du groupe aux autres membres, restrictions dans le choix des fonds de placement, nécessité d’avoir un comité de certification.

Quant à la modélisation des offres sur le plan actuariel, elle ne comporte aucune grande différence par rapport à des offres classiques : « Les techniques d’actuariat sont les mêmes avec le recours à des modèles linéaires généralisés (GLM). Il y a quelques contraintes spécifiques mais la structure de base est comparable », précise Frédéric Planchet.

 

La référence des produits halal

 

Les réserves suscitées par l’assurance islamique s’expriment jusque dans les réseaux de distribution. « Les courtiers distribuant les produits Swiss Life ne connaissaient pas l’assurance islamique. Il nous a donc fallu sillonner la France pour les informer et les former, tant aux caractéristiques techniques de l’offre qu’à sa raison d’être. Le chemin était difficile : il a fallu faire avec la méconnaissance de plusieurs professionnels, les réticences d’une grande partie de la société, la stigmatisation de la part des médias », explique Tarik Bengaraï, porte-parole du Comité indépendant de finance islamique en Europe (CIFIE) (lire encadré ci-contre).

Rien ne garantit donc que les investissements consentis par les deux opérateurs pionniers ouvriront une brèche suffisante pour en entraîner d’autres à court ou moyen terme. « Les grands assureurs historiques européens ne voient pas le takaful comme un moyen d’élargir leur clientèle ou de gagner des parts de marché. Ils sont assez conservateurs et peu intéressés par les nouveaux modèles, par l’innovation », souligne Mohamed Seghir. Certains pensent que le marché mettra quelques années à mûrir, comme on l’a vu dans le domaine de l’alimentaire. « Souvenons-nous : il y a dix ou même cinq ans, personne ne misait sur le développement des produits halal. Aujourd’hui, il s’agit d’un véritable marché, qui dispose encore de fortes marges de progression. En outre, la finance dite islamique, déjà très présente en France du fait de la mondialisation ou du fait d’investissements étrangers, devrait faciliter le développement de produits d’épargne d’assurance dite takaful », nuance Didier Bruère-Dawson.

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Le laboratoire français

 

Quelques initiatives laissent à penser qu’un décollage est possible. Paris Europlace, organisme chargé de défendre les intérêts de la place de Paris, a travaillé un temps au lancement d’une mutuelle takaful, avant d’abandonner. L’idée est aujourd’hui reprise par les acteurs privés. « C’est un projet très ambitieux : nous projetons de lancer à une échéance de trois à cinq ans la première mutuelle takaful française. L’idée étant de construire une offre en partenariat avec des acteurs nationaux et internationaux, le CIFIE s’occupant uniquement de l’étude de conformité », explique Tarik Bengaraï.

En attendant, Swiss Life envisage d’ores et déjà de lancer pour le premier semestre 2015 un compte-titre (incluant un PEA) conforme aux lois de la finance islamique. Quant à Vitis Life, elle considère la France comme un laboratoire. « Notre idée, à terme, est de développer ce type d’offre ailleurs, à commencer par la Grande-Bretagne », explique Bastien Perrine.

[traitement;requete;objet=article#ID=911#TITLE=Un processus de conformité en trois étapes]

 1. La charia représente diverses normes doctrinales, sociales, culturelles et relationnelles. Elle codifie à la foisles aspects publics et privés de la vie d’un musulman, ainsi que les interactions sociétales.