Retour au numéro
Partager sur :
Vue 365 fois
29 mai 2015

La rencontre : Thomas Béhar et Éric Lecœur

Thomas Béhar et Éric Lecœur reviennent sur les enjeux d’une profession désormais incontournable, et toujours en évolution

Alors que l’ordonnance du 2 avril 2015  a consacré légalement les fonctions actuarielles et gestion des risques,  l’Institut des actuaires célèbre ses déjà 125 ans d’action au service de l’intérêt général. Thomas Béhar, son président,  et Éric Lecoeur, rédacteur en chef  de l’actuariel, tous deux bien sûr actuaires, reviennent, à l’occasion de ce numéro exceptionnel, sur les enjeux  d’une profession désormais incontournable, et toujours en évolution.

 

L’actuariel : Quel regard portez-vous sur l’évolution du rôle des actuaires depuis plus d'un siècle ?

Thomas Béhar : Je suis toujours très impressionné par la maturité de la profession au niveau mondial, avec notamment sa capacité très forte à s’autostructurer et à s’adapter aux enjeux. L’Association actuarielle internationale (AAI), ses différentes formes depuis plus d’un siècle, et l’Institut des actuaires, dont nous célébrons les 125 ans cette année, en témoignent.

La profession d’actuaire est toujours en évolution avec une vitalité extraordinaire. Les actuaires sont ouverts. Par leur sagacité, leur capacité d’apprentissage, ils appréhendent les nouveaux enjeux et combattent les idées reçues. Ils ont su conserver leur aptitude à dire les choses.

Éric Lecœur : Ils ont aussi été de plus en plus reconnus dans les entreprises, à tous les niveaux, et y sont d’une grande diversité. De plus, d’un point de vue international, ces deux dernières décennies ont vu l’émergence d’une forme de porosité. Les actuaires français ne sont pas perçus comme abscons, défendent de mieux en mieux leurs opinions et sont de plus en plus écoutés. Nos liens avec l’AAI et l’ensemble des actuaires font que les communautés professionnelles s’alimentent. Les actuaires français acceptent davantage que d’autres d’être challengés, de ne pas se limiter aux guidelines. Notre particularité est de faire preuve d’une plus grande souplesse, dans un plus grand professionnalisme.

T.B. : En France, on insiste sur la capacité à avoir du discernement, des doutes, et à dire que la vérité est nécessairement relative et non absolue. On sait ne pas s’accrocher à un tropisme que donnerait tel ou tel modèle. Le vrai risque, pour la profession, serait précisément que les standards professionnels finissent par affirmer : « Voilà ce que mécaniquement on attend d’un actuaire », alors que sa valeur ajoutée est l’intelligence et la perspicacité avec lesquelles il va les mettre en œuvre.

E.L. : En ceci, l’actuaire français est une bonne synthèse. En bénéficiant au sein de l’Institut des actuaires d’un cadre réel mais non rigide, il a une grande créativité qui n’existe pas nécessairement ailleurs.

T.B. : Au-delà de cette structuration, on a aussi ce que d’aucuns perçoivent comme une faiblesse mais que je vois comme une opportunité : nous ne sommes pas réglementés. Cela nous laisse la liberté de bouger, d’adapter la profession, notamment en intégrant ses nouvelles compétences. Nous sommes par exemple en plein développement des data sciences. L’Institut des actuaires travaille sur l’algorithmique liée aux voitures sans conducteur : comment définir les choix dans cette conduite ? Les responsabilités en cas d’accident ? Ailleurs, j’ai vu chez nos collègues des débuts de papier assez nouveaux sur « comment aider l’hôpital à fonctionner ? » : avec le Big Data, comment mieux organiser la gestion des diagnostics aux urgences ou améliorer l’efficience des filières de soins ? Cela va dans le sens d’innovations prometteuses pour lesquelles nous ne sommes pas limités.

E.L. : Et cela va aussi dans le sens de la mise en place globale du risk management…

L’actuariel : En quoi les actuaires doivent-ils encore progresser ?

E.L. : Notre niveau théorique est excellent, mais, hors de l’actuariat, l’appétence pour la comptabilité ou l’anglais, par exemple, peut être faible pour certains d’entre nous. Les actuaires sont à la croisée de tous les chemins – juridique, informatique, comptable, etc. – et les formations initiales ne peuvent tout englober. Il leur faut se former tout au long de leur carrière, être très curieux, très à l’affût des évolutions, aussi bien techniques que scientifiques. Par ailleurs, les échanges entre le monde universitaire et les entreprises sont probablement insuffisants. Enfin, les actuaires ne doivent pas oublier de se remettre en question. Dans les équipes internationales, dont les membres viennent de divers horizons, l’interaction entre des personnalités très diverses est riche et fertilisante.

T.B. : Les actuaires doivent également cultiver leur capacité à s’ouvrir au-delà des sphères techniques, à gérer des projets de manière transversale, en associant des non-actuaires qui n’auront pas forcément les mêmes façons d’aborder et résoudre les problèmes. Ceux qui développeront cette capacité à travailler avec d’autres types de personnalités progresseront.

L’actuariel : Quels sont les grands enjeux d’avenir pour la profession ?

T.B. : Maintenir notre ouverture, ne pas se replier sur notre rôle de gardien du temple s’appuyant sur la norme, me paraît fondamental pour les années à venir. C’est absolument nécessaire pour intégrer les nouvelles compétences de l’actuariat, notamment avec toute l’évolution due aux data sciences. Nous avions fait un grand travail sur la partie gestion des risques, avec en particulier la création du label CERA. Nous devons faire le même sur la partie data science.

E.L. : Je trouve le nouveau rôle pour l’actuaire dans Solvabilité II extrêmement intéressant. Au-delà du fait que cela légitime une plus grande amplitude de champ pour l’actuaire, le défi de Solvabilité II est que le rapport de la fonction actuarielle apporte une plus-value à la direction générale. L’actuaire est en capacité de donner à voir, à apprendre et d’alerter. Le rapport actuariel et les recommandations qu’il porte sont un véritable levier.

T.B. : L’actuaire est sur certains sujets en capacité d’être un véritable lanceur d’alerte. Il a notamment un rôle à jouer aujourd’hui, dans cette période de taux bas, sur la politique de souscription ou couverture à mettre en place. À certains moments clés, même si c’est désagréable, il doit s’exprimer et dire les choses. Pas de manière conflictuelle par rapport à la direction générale, mais d’abord par son apport auprès du management. L’enjeu du rapport actuariel est là. Ce rôle de lanceur d’alerte doit aussi se déployer sur l’ensemble des questions sociétales où nous sommes compétents.

L’actuariel : L’internationalisation est-elle aussi un enjeu ?

T.B. : L’appréhension de la mondialisation, avec ses nouvelles connectivités, ses nouveaux rapports de force, est effectivement un enjeu. Certes, le droit du contrat est hexagonal. En revanche, le droit prudentiel et le monde économique sont européens, voire mondiaux. Les frontières s’estompent et désormais la deuxième ville des actuaires français est Londres. C’est pour cela que nous devons continuer à peser à l’AAI et à l’AAE pour y être partie prenante des évolutions de nos professions.

L’ouverture des « frontières » n’est d’ailleurs pas que géographique. Dans certains pays ou circonstances où il y avait de moins en moins besoin d’actuaires, ces derniers ont investi d’autres enjeux de société, comme l’environnement en Australie. Certains sont devenus plus gestionnaires de risques – à l’instar, dans son expression, du nouveau core syllabus de l’AAI.

L’actuariel : Les actuaires doivent-ils être plus « visibles » ?

T.B. : Nous devons être plus présents dans le débat public. Apporter notre valeur ajoutée à la société au global, éclairer les futurs débats par nos analyses. Nos commissions techniques, dont 70 sont en activité, sont en forte augmentation. La commission retraite, par exemple, a aussi sollicité des acteurs extérieurs, pour enrichir sa réflexion dans la construction de la position qu’elle proposera. Notre limite reste celle de toute activité bénévole : l’Institut des actuaires ne peut produire plus que ses membres produisent. Nous allons recruter des actuaires pour épauler les bénévoles.

E.L. : D’ores et déjà, les actuaires sont de plus en plus visibles et présents à tous les niveaux de l’entreprise. La renommée de la profession se traduit aussi par le fait que des professionnels d’autres métiers passent leur diplôme d’actuaire. C’est une tendance perceptible : quand on souhaite faire une carrière dans l’assurance, l’actuariat est devenu incontournable.

L’actuariel : Quelle est votre vision pour l’Institut des actuaires et la profession ?

T.B. : Mon aspiration est de donner des ambitions très fortes à nos jeunes collègues. Que l’Institut des actuaires soit l’instance sur laquelle ils puissent s’appuyer dans un parcours qui va être de plus en plus compliqué. Il faut leur fournir les meilleures armes pour faire la meilleure carrière avec leurs bases actuarielles, mais pas uniquement dans l’industrie de l’assurance et de la finance et pas uniquement sur la base de leur seule formation initiale. C’est le fil conducteur des travaux que nous menons au Conseil.

Par ailleurs, je participe depuis une dizaine d’années aux réunions internationales des actuaires, et il me semble que la clé reste d’être toujours attentif à ce qui se passe à l’extérieur. Quelles sont les bonnes idées ? Quels sont les nouveaux métiers des actuaires ? Pourquoi les Anglais se sont-ils ouverts à des non-actuaires ? Comment échanger avec des data scientists non actuaires ou des CRO non actuaires ?

E.L. : On exercera certes au moins trois métiers dans une carrière. Mais accueillir des non-actuaires, n’est-ce pas un peu polémique ? La marque actuaire dans les grands groupes est très importante !

T.B. : Il y a toujours des questions ouvertes : perd-on notre valeur en accroissant nos compétences ? Est-ce que cela dilue nos spécificités ? Comment trouver les moyens de créer une communauté, une passerelle qui permette d’avoir un territoire d’échange qui augmente notre valeur ? Beaucoup de data scientists ou de gestionnaires de risques n’auront de valeur dans leurs productions que s’ils s’alimentent de compétences actuarielles. Il faut réfléchir, et nous sommes en train de le faire, à comment organiser cette communauté nouvelle d’échange sans modifier en quoi que ce soit l’Institut des actuaires. Une importante réflexion stratégique s’impose pour ne pas rater ce virage.