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02 juin 2017

Marie-Anne Frison-Roche, professeur d’université, directrice de The Journal of Regulation and Compli

Interview

« Le défaut à reprocher au droit n’est pas en soi d’être trop “complexe” mais d’être trop “compliqué” » « Le défaut à reprocher au droit n’est pas en soi d’être trop “complexe” mais d’être trop “compliqué” »

l'actuariel : L’une des réponses à la crise a été une inflation de règles nouvelles s’appliquant à la finance. Est-ce une tendance spécifique à ce secteur ?

Marie-Anne Frison-Roche : Le terme d’inflation réglementaire est péjoratif : qui veut une « inflation » de règles ? En revanche, on peut avoir besoin de règles remplaçant d’anciennes qui se sont révélées inadéquates, ou adaptées à un contexte nouveau. Certains, comme la Banque mondiale, déplorent par principe que le corpus législatif soit trop abondant et posent par dogmatisme qu’un droit est meilleur s’il est bref et simple. Je pense que le défaut à reprocher au droit n’est pas en soi d’être trop « complexe » mais d’être trop « compliqué ». Un droit trop compliqué entre dans des détails inutiles, veut tout prévoir sans indiquer les principes qui éclairent l’ensemble et le rendent compréhensible. À l’inverse, si la situation à régir est « complexe », parce qu’elle met en interférence des droits d’origine (sectorielle, nationale, etc.) diverse, la règle à élaborer pour être adéquate sera nécessairement complexe. Par exemple, le droit en construction autour du numérique peut donner une impression de foisonnement inutile et brouillon compliqué, mais cela renvoie à des situations « complexes » où convergent des éléments qui se nouent et qu’une règle « trop simple » restituerait mal.

l'actuariel : Comment s’assurer que l’on reste dans le complexe sans basculer dans le compliqué ?

M-A. F-R : L’important est que les principes soient simples et les buts clairs. C’est aux organes politiques de les énoncer. C’est, je trouve, réussi dans le cas de l’Union bancaire, qui a pour but de prévenir les risques. C’est, semble-t-il, le cas dans les télécoms, où le but qui se dessine est de favoriser l’innovation dans le secteur et au service des autres secteurs. Cela paraît moins clair dans le ferroviaire : vise-t-on le transport comme marché concurrentiel ou le favorise-t-on comme lien social ? C’est un choix politique qui n’est pas clairement exprimé.

l'actuariel : En quoi les concepts, plutôt anglo-saxons, de régulation, de supervision et de conformité, marquent-ils un changement pour nos systèmes juridiques ?

M-A. F-R : Ils constituent un bouleversement total qui touche à la fois les systèmes de Common Law et ceux de Civil Law. Ils ne marquent pas un triomphe du Common Law… Ainsi, la régulation – ensemble ex ante de contrôles, d’autorisations, etc. – bloque les opérateurs avant même que ceux-ci n’agissent. Conception très française entre la puissance publique et le marché ! Par la supervision, une autorité publique regarde en transparence l’opérateur, s’assoit à son conseil d’administration, y fait entendre sa voix, etc. C’est, là aussi, très proche de la tutelle, mode français si décrié naguère. Enfin, il y a la compliance, concept venu des États-Unis, dont le terme de « conformité » ne restitue pas la puissance. L’autorité publique assène aux entreprises : « Voici mon but, organisez-vous pour l’atteindre ou vous serez sanctionnées, le cas échéant pénalement et de manière extraterritoriale. » Le secteur financier n’est pas le seul concerné : toutes les entreprises internationales le sont, les buts poursuivis excédant les préoccupations financières et visant la lutte contre le terrorisme ou la protection de l’environnement. La population, vous et moi, qui se sentait un peu abandonnée par les États, enfermés dans leurs frontières, va totalement adhérer à ce nouveau « droit de la compliance ». Les entreprises ont aujourd’hui un choix : soit le subir soit adhérer à ces valeurs internalisées par les autorités publiques et marcher avec elles.

l'actuariel : Le secteur financier a-t-il davantage besoin d’un code de la route extrêmement précis ou d’un bon contrôle policier sur la voie publique ?

M-A. F-R :Pensons aussi à une troisième perspective : celle d’une population ayant suffisamment d’informations et d’espace de décision pour pouvoir activer par elle-même les règles, au-delà d’un code de conduite ex ante ou de l’intervention d’un juge ex post. Pour cela, régulateurs et entreprises doivent nous éduquer. Cela permettrait aussi au secteur financier de s’humaniser.

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