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14 juin 2011

Risque acceptable : l’urgence d’un débat public ?

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Pierre Picard

Professeur à l’École polytechnique.

Jean-Marie Nessi

Membre agrégé de l’Institut des actuaires.

Pierre Michel

Directeur général adjoint de la Caisse centrale de réassurance, actuaire qualifié membre de l’Institut des actuaires.

 

Qu’ont en commun la tempête Xynthia, le débat sur la dépendance, la crise financière, les OGM ou encore le changement climatique ? La réponse est : la culture du risque. À y regarder de plus près, le nœud du problème réside dans l’appréhension des risques extrêmes.

Pourtant, évoluant sans cesse, difficiles à objectiver, ils sont largement passés sous silence. Sous l’angle économique, le déficit de culture du risque se traduit par l’absence de mesures de prévention efficaces, aboutissant à un coût supérieur pour les acteurs concernés, qu’il s’agisse des personnes exposées (particuliers, entreprises, collectivités), des opérateurs à l’origine des produits, ouvrages ou techniques qui conditionnent le niveau de risque, des assureurs ou, enfin, des pouvoirs publics. Ces derniers interviennent en tant que régulateurs et garants de la solidarité.

 

La culture du risque comporte notamment un aspect individuel – avoir conscience de son exposition – et un aspect collectif – articuler de manière performante les interventions de tous. Ce constat conduit à opérer une distinction entre les risques avérés et les risques émergents, car ces deux aspects se différencient nettement.

Du côté des risques avérés, par exemple les catastrophes naturelles ou encore les bulles financières, chacun peut en principe s’informer sur sa propre exposition au risque et la percevoir de manière « objective ». Observables et mesurables, ces risques peuvent être analysés par des modèles qui, en dépit de leurs imperfections, permettent d’envisager de manière concrète des événements extrêmes possibles mais pas encore survenus (ou bien oubliés).

C’est le domaine de l’actuariat et de l’assurance, dont le rôle est central : quantifier le coût du risque, proposer des couvertures et faire ainsi entrer le risque dans le calcul économique. Des signaux-prix se forment, permettant à chaque agent d’agir sur son exposition dans la limite des moyens à sa disposition. Les pouvoirs publics restent importants, puisqu’ils imposent ou encouragent des mesures de prévention. Ils régulent l’intervention des parties prenantes et mettent en œuvre des mécanismes de solidarité envers ceux qui peuvent difficilement échapper au risque.

 

Les risques émergents sont différents. Que l’on pense, par exemple, aux OGM ou au changement climatique, l’information est ici réservée : seuls les experts savent caractériser le risque de manière correcte. On peut avoir l’idée de mesures de précaution susceptibles de fonctionner, mais sans être sûr qu’elles soient ni nécessaires, ni suffisantes. D’où une interaction étroite, et pas toujours transparente, entre experts, lobbys et prise de décision collective.

C’est le domaine du principe de précaution et de la législation. Le rôle de l’État est central : dégager, à partir des arguments des experts et des lobbys, une position d’équilibre assumée collectivement dans un environnement incertain. En attendant que le risque soit mieux cerné, l’État trace la limite entre les produits, techniques et activités autorisés et ceux qui sont interdits. Il organise la formation, la diffusion et la bonne compréhension des avis des experts.

Mais tout cela ne donne pas de garantie absolue et le risque continue à exister tout en étant incomplètement compris. Les agents économiques conser-vent une marge de manœuvre en deçà des limites fixées par la législation, et c’est pourquoi les assureurs restent des acteurs importants. Lors-qu’ils couvrent un risque émergent en dommages ou en responsabilité, ils donnent un prix à ce que les économistes appellent l’ambiguïté, ce qui permet de faire entrer l’incertitude liée aux risques émergents dans le calcul économique classique. Au fil du temps, les connaissances s’affinent, la prime d’ambiguïté se réduit et la tarification se rapproche de celle du risque avéré. Si, a contrario, les assureurs excluent un risque émergent des contrats, cela suggère que ce risque doit être régulé car les mécanismes de marché sont défaillants à lui donner un prix.

 

Dans ce contexte où se mêlent risques avérés et risques émergents, il est stratégique pour les assureurs qu’ils jouent pleinement leur rôle en proposant des couvertures pour tous les risques assurables. Cela dépend d’abord d’eux-mêmes, de leur volonté d’innover, mais aussi des régulateurs, car la réglementation prudentielle exerce une influence structurante.

Enfin, un thème traverse en filigrane l’ensemble du sujet de la culture du risque : celui du risque acceptable. Tant qu’elle n’a pas défini le risque acceptable, la société ne peut ni calibrer les mesures de prévention qu’elle a besoin de prendre, ni assigner à chacun son rôle, ni responsabiliser les agents économiques, ni même réagir de manière efficace à la survenance d’un événement. Un débat public sur cet enjeu est urgent et les assureurs auront une contribution à y apporter.

Mai 2011

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