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23 juin 2020

3 Questions à Christian Walter

Christian Walter est actuaire, philosophe et dirigeant d’entreprise. Il est docteur en économie, et habilité à diriger des recherches en sciences de gestion. Il est spécialisé dans les modèles mathématiques de risque en particulier dans les mathématiques financières. Il répond à 3 questions sur le thème de "Science, technique et éthique : pour un esprit critique sur les modèles".  

3 QUESTIONS À ... 

    

Christian Walter

 

 

Qu'entend t'on par la "science"

Il est important aujourd’hui, à l’heure où cela semble un peu oublié, de rappeler que la science que nous appelons « moderne » commence par un chant de victoire, celui de Galilée en 1610 devant la découverte qu’il fait grâce à l’instrument qu’il a inventé, la lunette astronomique, et dont les effets qui lui permettent de voir autrement le ciel, le stupéfient. Galilée écrit ainsi dans le Sidereus Nuncius (Le message des étoiles) : « [la lunette permit d]’ajouter à la foule des étoiles fixes que les hommes avaient pu observer à l’œil nu, d’autres étoiles innombrables » au point de pouvoir « offrir au regard leur spectacle précédemment caché : leur nombre dépasse de plus de dix fois celui des étoiles anciennement connues ». Je voudrais citer les mots mêmes de Galilée car ils sont extraordinaires : « Ce sont de grandes choses que nous proposons aux regards et à la réflexion de tous les observateurs de la nature : grandes (…) par leur excellence propre et leur nouveauté sans exemple ». Dans son ouvrage Du monde clos à l’univers infini (1957), Alexandre Koyré résumera cet enthousiasme de Galilée de la manière suivante : avec son instrument, Galilée nous a permis d’accéder à des « choses que personnes n’a jamais vues et [des] pensées que personnes n’a jamais eues ». Ces mots résument le projet de la science moderne d’Occident : un savoir spéculatif réglé et régulé par le critère de vérité. La connaissance « vraie » apportée par le savoir scientifique conduit à l’émerveillement et à la contemplation du monde. Ainsi ce savoir est à la fois de l’ordre de la vision et de celui de la vie. L’appréhension juste du monde conduit à la joie et à la sagesse. La science est, dans cette perspective, le chemin vers la sagesse. On retrouve ici un environnement culturel marqué par la philosophie grecque (le salut par la connaissance qui harmonise le rapport de soi à soi et de soi au monde) puis incubé par la représentation judéo-chrétienne de l’univers (« les cieux racontent la gloire de Dieu »).

C’est important de rappeler cela, que le projet de la science moderne d’Occident est né de cette incubation articulant la philosophie grecque et la représentation judéo-chrétienne d’un univers crée ex nihilo par un Dieu créateur qui appelait une réponse des êtres humains qu’il avait créés. Car aujourd’hui des mouvements anti-science contestent le projet scientifique. Une des raisons de ce doute devant la science vient de ce que le projet de la science moderne charriait aussi autre chose de plus ambigu, de plus dangereux, nécessaire à la contemplation : l’action sur le monde.

 

 

 

La technique prolonge-t-elle ou pervertit-t-elle la science ?

Galilée n’est pas seulement un contemplatif en quête de vérité, c’est aussi un « mécanicien »[1] dans le sens où il invente l’instrument qui lui permet d’accéder à la vision contemplative, instrument qu’il braque sur le ciel étoilé. On voit donc qu’une action est nécessaire pour parvenir à la contemplation, et que cette action met en œuvre une technique, des appareillages, des pratiques d’intervention sur le monde. On « voit » le monde, mais à travers la médiation de la technique. La technologie moderne est issue de cette démarche : chercher à agir sur le monde pour le faire « répondre » à nos sollicitations, pour extraire du monde une réponse à nos interrogations, c’est-à-dire attaquer le monde pour qu’il livre ses secrets, le torturer pour qu’il avoue de quoi il est fait. Il y a donc deux mouvements imbriqués dans le savoir scientifique moderne. Un premier mouvement contemplatif et un deuxième mouvement, plus agressif, où il s’agit de « dérober les vases d’or des Egyptiens », selon les mots de Johannes Kepler criant son propre chant de victoire de 1618 dans Harmonices Mundi (L'Harmonie du monde) après sa découverte des orbites elliptiques. La technologie devient ainsi la médiation matérielle entre le savoir scientifique et la vie. La science moderne et la technologie sont dans une relation étroite, mais sur le mode du « je t’aime moi non plus ».

Le problème de la technique, abondamment analysé par les philosophes depuis l’antiquité, vient de ce que, progressivement, une sorte de superstructure s’est mise en place « au-dessus » de la science, et que cette superstructure contient sa propre dynamique, sa propre finalité. La technique devient autofinalisante dans le sens où, selon la loi de Gabor (prix Nobel de physique en 1971), tout ce qui peut être fait techniquement le sera nécessairement un jour. Quelque chose guide la technique vers une fin qui est inscrite dans son architecture même, dans sa source. Le mot « technologie » permet de comprendre ce problème. Dans ce mot, « techno » est la racine qui parle de la technique, et « logie » (du grec logos, discours structuré, principe d’organisation) s’y ajoute comme un volant permet de diriger une machine. Ainsi un « logos » parle dans la technologie. Ce « logos » a une structure formelle, les concepts scientifico-technique, et une trace concrète, tous les appareils de notre vie quotidienne, le monde technique. La structure scientifico-technique contemporaine est issue de ce « logos » réalisé. La relation entre science et technologie souffre de ce « logos » autofinalisant : qui aujourd’hui effraie dans beaucoup de situations (environnement, médecine etc.).

Si la technologie est un savoir-faire plutôt qu’un savoir, c’est un savoir-faire qui peut oublier le savoir, au point de chercher d’abord le système d’action plutôt que la connaissance scientifique. La passion de connaître glisse vers la passion d’essayer. Au risque de perdre la science à cause de la technique.

 

[1] Marco Paolini, Francesco Niccolini, Michela Signori, Galilée le mécano, traduit par Daniela Almansi, mis en scène au Théâtre de la Reine Blanche, 2019.

   

L’éthique scientifico-technique ne permet-elle pas de répondre à ce danger  ? 

 

On croit souvent qu’il suffirait d’instaurer des normes de prudence, de déontologie ou de « bonnes pratiques », en étant comme « extérieur » à la démarche scientifico-technique, sur une position de « surplomb éthique » (un ciel étoilé éthique) qui flécherait la technologie vers une direction considérée comme « bonne » ou « juste ». Je voudrais insister ici, en particulier pour les actuaires qui font un usage massif de la technologie des modèles, qu’il s’agit d’une tentation dangereuse, car elle revient à ne pas chercher les causes internes des dérives technologiques et à déléguer à des « experts éthiques » les critères de justice (et de justesse) des modèles qui constituent le noyau de l’activité scientifico-technique (et actuarielle) contemporaine. Il y a là un danger majeur de réduire la pratique technologique (et donc la pratique actuarielle) à des productions de chiffres issus de modèles, tendance qui finira par faire disparaître les actuaires eux-mêmes, puisqu’ils pourront avantageusement être remplacés par des robots calculateurs qui seront plus rapides qu’eux. On pourrait par exemple citer ici le problème du remplacement de la recherche statistique de causalité et de validation de mécanismes par des routines de traitement de données, surtout quand ces données sont massives (« big data »).

Selon moi, il ne s’agit donc pas de juger la science et la technique « de l’extérieur », que ce soit pour déplorer la pente despotique de l’économie ou pour célébrer les victoires du progrès. Il faut au contraire inviter la science et la technique à radicaliser de l’intérieur la démarche qu’elles proposent pour en faire apparaître la finalité, en instaurant une sorte de conscience réflexe de la recherche sur elle-même, un mouvement de va-et-vient qui, à chaque instant, est capable de porter un regard miroir sur ce qui est en train de se faire, une réflexivité. Il faut que la science et la technologie aillent jusqu’au bout de leur démarche interne propre, pour les rendre attentives à leur propre créativité ou leur dérive créative endogène, pour que l'épistémologie puisse se saisir de cette démarche.

Ainsi l’épistémologie permettra de débusquer les dynamiques instauratrices des mouvements technoscientifiques. Telle une maïeutique intellectuelle, l’épistémologie permettra de faire émerger le « logos » de la structure scientifico-technique pour le faire discuter dans des débats publics et politiques (la démocratie technique participative) voire pour le confronter directement à un autre « logos », par exemple (si l’on suit l’encyclique Laudato si) le « logos » chrétien. Ainsi l’opinion, les médias, les politiques, les citoyens, pourront se saisir des enjeux technico-scientifiques débarrassés de la barrière de technicité qui les rend opaques aux débats publics. « La science est la croyance en l’ignorance des experts » aimait rappeler le prix Nobel de physique Richard Feynman. L’épistémologie permet de ne pas laisser les débats technico-scientifiques aux mains des experts.