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Céline BANSART
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11 mars 2020

RENCONTRE Sophie Dubuisson-Quellier, Sociologue, directrice de recherche au CNRS, membre du Haut Conseil pour le climat

| IN - METIERS SECTEUR

Les dates clés

1996 : Docteure en sociologie, École des mines, Paris

Depuis 2010 : Directrice de recherche au CNRS

Depuis 2011 : Membre du conseil scientifique de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe)

Depuis 2015 : Directrice adjointe du Centre de sociologie des organisations (CSO)

2009 : Publication de La Consommation engagée, Presses de Sciences Po

2016 : Publication de Gouverner les conduites, Presses de Sciences Po

2018 : Publication de Le Biais comportementaliste, Presses de Sciences Po

2019 : Membre du Haut Conseil pour le climat


 « Pour modifier durablement les modes de vie et les comportements individuels, il faut agir sur toutes les structures collectives qui, en partie, les déterminent. »

 

Spécialiste de la fabrique sociale du consommateur, Sophie Dubuisson-Quellier analyse le succès de l’économie comportementale et de ses outils, en particulier les nudges, auprès des acteurs publics et privés.

L’économie comportementale se diffuse et séduit de plus en plus de pays. Pourquoi ?

Sophie Dubuisson-Quellier : Il y a quelques décennies, l’économie comportementale s’est développée avec l’idée que l’économie classique et le modèle de l’homo economicus – qui voudrait que les hommes soient dotés d’une rationalité parfaite dans leurs prises de décisions –, ne permettaient pas d’aboutir à des prédictions justes. Selon la thèse des économistes comportementalistes, les hommes sont au contraire empêchés de prendre des décisions rationnelles, parce qu’ils sont en proie à toute une série de biais cognitifs (par exemple, la volonté de se conformer à une norme, la préférence du choix par défaut, l’aversion pour la perte, le biais de confirmation, de cadrage, ou de statu quo). Ces derniers, identifiés par la psychologie, viendraient expliquer pourquoi nos comportements n’empruntent pas le chemin rationnel que nous voudrions leur voir emprunter.

Cette possibilité de comprendre de quelle manière les gens prennent leurs décisions a donc permis à un certain nombre d’acteurs de développer des outils permettant d’influencer les comportements. L’instrument principal de cette intervention s’appelle le nudge – coup de pouce en anglais – qui vise à exploiter ces biais en modifiant l’architecture des choix des individus, pour les inciter à prendre une décision qui irait dans le sens du « bien commun ». Cela a donc beaucoup intéressé l’action publique, qui a vu l’opportunité de se saisir des nudges pour rendre les politiques plus efficaces et moins coûteuses.

Qu’en est-il des acteurs privés ?

Sophie Dubuisson-Quellier : Les entreprises privées se sont elles aussi intéressées à cet outil, notamment les fournisseurs d’énergie ou les entreprises du secteur agroalimentaire.

L’une des expérimentations les plus médiatisées est celle de la chips rouge insérée dans le tube de chips pour inciter le consommateur à arrêter de consommer le produit. L’usage des nudges par les entreprises n’est pas sans poser un problème de légitimité, dans la mesure où les nudges ont été conçus pour orienter les comportements des individus en vertu d’objectifs d’intérêt général, dont les entreprises ne sont a priori pas dépositaires…

Dans le domaine de l’environnement, plusieurs nudges se développent également. Je pense par exemple aux messages que certains hôteliers diffusent auprès de leurs clients pour les inciter à réutiliser leurs serviettes de toilette d’un jour à l’autre, dans un objectif de protection de l’environnement, mais aussi d’économie pour les entreprises, ou encore à la configuration par défaut des options d’imprimante en recto-verso, qui permet d’économiser à la fois du papier et des coûts. Nous pouvons aussi citer l’exemple d’un fournisseur d’énergie qui indiquait, sur les factures de ses clients, les moyennes des consommations de leurs voisins les plus économes en énergie, afin de les inciter à une consommation responsable. En l’occurrence, ce nudge est censé jouer sur ce qui est abusivement appelé un « biais de norme sociale », alors qu’il ne s’agit, en réalité, que d’une information sur le comportement d’autrui pour produire de la conformation à ce comportement. Cela est donc assez différent d’une norme sociale, qui fonctionne sur des échelles bien plus grandes et nécessite du temps long pour être collectivement partagée, comme les normes de politesse ou de sociabilité qui ont cours dans nos sociétés.

Les nudges sont présentés par leurs promoteurs comme un instrument aux effets spectaculaires… Que sait-on de leur efficacité ?

Sophie Dubuisson-Quellier : Dans la littérature scientifique, les quelques travaux qui abordent cette question présentent des résultats généralement ambigus. Lorsque leur efficacité est remarquée, nous nous apercevons que l’effet n’est pas toujours pérenne. Prenons l’exemple d’un nudge mis en place dans les cantines : les produits sains comme les haricots sont mis en avant, tandis que l’accès aux produits moins bons pour la santé, comme les frites, est rendu plus difficile. Cette approche, qui vise à inciter les gens à opter pour des produits plus sains, peut effectivement fonctionner tant que les personnes fréquentent ces cantines, jusqu’à ce qu’elles découvrent que rien ne les empêche de prendre des frites. Le nudge intervient très localement dans l’espace et dans le temps sur une micro-décision. Il peut donc parvenir momentanément à dérégler celle-ci, mais il suffit de retirer la « béquille cognitive » qu’est le nudge pour que l’effet disparaisse. Car le fait d’intervenir sur une micro-décision ne modifie en rien tous les mécanismes qui structurent durablement la pratique. De ce fait, l’individu reprendra ses habitudes. Sans compter que les gens ne sont pas dupes et peuvent finir par voir l’intervention qui s’exerce sur eux et souhaiter s’y soustraire. Les pratiques alimentaires sont donc en réalité très inertielles, réglées par des apprentissages et des socialisations au sein du groupe d’appartenance. Ce n’est pas en changeant à l’instant t une décision à la cantine que l’on modifie durablement les façons de manger. Les changements de comportements alimentaires interviennent toujours par le biais de mécanismes de socialisation, c’est-à-dire par des apprentissages qui se font à travers les relations sociales, de proche en proche. L’adoption d’une alimentation bio ou meilleure pour la santé, par exemple, est le fait d’une transmission, qui se fait par des acteurs auxquels nous accordons une légitimité. Enfin, les pratiques sont plus inertielles en bas de l’échelle sociale qu’en son milieu, où les individus ont plus de dispositions à avoir une approche réflexive de leur alimentation ou de leur consommation.

Et du point de vue de la prédiction et de la modélisation mathématique ?

Sophie Dubuisson-Quellier : Actuellement, des débats existent entre les économistes pour savoir si les capacités modélisatrices de l’économie comportementale sont aussi puissantes que celles de l’économie néoclassique. Ce qui est sûr, c’est que l’économie comportementale s’est développée avec l’idée que les hypothèses de l’économie néoclassique, très restrictives, pouvaient fragiliser les ambitions de la discipline pour être une science véritablement prédictive. L’économie comportementale correspond précisément au projet d’introduire plus de réalité dans la science économique, l’identification de biais cognitifs permettant de tenir compte du fait que les individus ne se comportent pas comme des individus rationnels. Si nous connaissions les biais, nous pourrions alors à nouveau envisager de faire de bonnes prédictions.

Quelle limite voyez-vous à cette hypothèse ?

Sophie Dubuisson-Quellier : La limite tient précisément au modèle de l’action, qui reste finalement le même que celui de l’économie néoclassique et restreint l’action à une décision. Cette conception manque toute la dimension collective inhérente à la pratique sociale, dans laquelle telle ou telle micro-décision s’insère. Ces dimensions collectives sont structurantes, comme je le disais précédemment, et expliquent la stabilité des comportements. Nous passons ainsi à côté des effets de classe qui restent extrêmement importants s’agissant des modes de vie. Par exemple, les campagnes de prévention contre le tabac ou pour l’alimentation saine sont beaucoup plus efficaces sur les classes moyennes et supérieures, qui modifient plus facilement leurs pratiques sociales et considèrent les messages publics comme plus légitimes à intervenir sur leurs conduites.

Au-delà du débat sur l’efficacité, les incitations comportementales soulèvent la question de l’éthique… Où s’arrête l’influence en vue d’un bien commun et où commence la manipulation ?

Sophie Dubuisson-Quellier : La question de l’éthique se pose de plusieurs façons. D’abord, elle renvoie à la question de la légitimité de l’intervention. Ensuite, elle est liée au caractère visible ou au contraire invisible de cette intervention.

Sur le premier point, le nudge se veut être une intervention sur les comportements individuels qui se fait au nom du bien commun. Cela pose la question des conditions de définition de ces objectifs de bien commun, de qui est légitime pour définir l’intérêt général, et aussi des enjeux de délibération autour de cette définition.

Sur le second point, le nudge se veut être une intervention douce, c’est-à-dire invisible, qui se fait à l’insu de l’individu qui en est la cible. Concevoir une intervention sans que les individus en aient conscience pose évidemment des problèmes moraux importants. Mais peut-être que, au-delà de ces problèmes éthiques, qui demeurent importants, il faut revenir sur la question de l’efficacité. Est-il vraiment pertinent de laisser les individus en dehors de toute connaissance des enjeux qui président aux changements de pratiques qui sont attendus d’eux ? Ne pourrait-on pas considérer comme plus efficace de les informer de ces enjeux, voire de les associer aux délibérations sur les changements à entreprendre ? D’une certaine manière, c’est sur ces principes que fonctionne aujourd’hui la Convention citoyenne pour le climat, une sorte d’anti-nudge en quelque sorte, un dispositif assurément lourd mais qui garantit de résoudre les problèmes d’efficacité, de légitimité et d’éthique qui sont soulevés ici, en associant directement les individus aux processus délibératifs sur lesoptions de changement.

Selon vous, l’usage des nudges conduirait aussi à une plus grande individualisation des responsabilités. Pourquoi ?

Sophie Dubuisson-Quellier : Le fait d’intervenir sur les individus, plutôt que d’intervenir sur les collectifs, et notamment sur toutes les organisations décisionnaires – les pouvoirs publics, les intermédiaires et les entreprises –, revient à dire aux individus : « Le problème vient de vous et les solutions ne viendront que si vous changez vos comportements. »

Si l’on pense à la problématique du climat, bien évidemment, les changements attendus engagent chacun, et chaque individu aura probablement des transformations assez profondes à réaliser. Mais les individus ne sauraient à eux seuls en porter et la charge et la responsabilité. Nous ne pouvons tenir pour responsable chaque individu de choix alimentaires, de mobilité, de logement qui résultent aussi très largement de décisions qui ont été prises collectivement et qui ont abouti à des choix énergétiques, agricoles, industriels, commerciaux, d’infrastructures, d’aménagement du territoire, économiques qui, pour une grande partie, conditionnent les modes de vie de chacun. L’usage des transports en commun n’est pas qu’un choix individuel, il dépend des services et des infrastructures disponibles. C’est plus facile dans les villes qui ont eu des politiques publiques en la matière. En revanche, en milieu rural ou périurbain, nous sommes plus dépendants de la voiture. Les décisions individuelles sont prises dans des systèmes de contraintes structurelles dont on ne saurait rendre les individus seuls responsables.

Si les nudges sont anti-démocratiques et d’une efficacité limitée, comment peut-on alors modifier durablement les comportements individuels dans le sens du bien commun ?

Sophie Dubuisson-Quellier : Pour modifier durablement les modes de vie et les comportements individuels, il faut agir sur toutes les structures collectives qui, en partie, les déterminent. Il s’agit des infrastructures matérielles par exemple. Nous savons que les villes où se développe l’usage des mobilités actives, comme le vélo, sont celles qui ont fait des aménagements urbains pour cela. Il s’agit également de l’aménagement du territoire.

Les villes concentrent aujourd’hui une partie des émissions, il s’agit donc de repenser les modes de vie urbains à partir de l’organisation de l’espace et des circulations. Les constructeurs automobiles restent aujourd’hui très attachés à la voiture individuelle, là où ils devraient investir des réflexions plus larges et ambitieuses autour de la mobilité collective urbaine, inter-urbaine ou périurbaine, de même que les grands aménageurs de structures de réseau, comme la SNCF, doivent penser leurs actions en fonction des effets sur les modes de vie plutôt qu’en réaction.

Enfin, nous ne saurions envisager de changements sans des actions profondes sur les valeurs, sur ce qui compte ou non dans nos sociétés. Les démarches menées par les professionnels de la communication en coopération avec l’Ademe autour de la communication responsable, par exemple, suggèrent que le rôle de la publicité dans l’orientation de nos formes de consommation pourrait être interrogé. Cela implique des changements structurels importants dans l’offre, mais qui pourraient avoir des effets importants sur les modes de consommation des individus.

 

 

La nudge unit : une révolution de l’économie académique et de l’action publique ?

Sophie Dubuisson-Quellier réagit à l’engouement des gouvernements pour les nudges et l’économie comportementale. Ainsi, convaincus de leur efficacité, un nombre conséquent d’états (Royaume-Uni, états-Unis, Canada, Pays-Bas, Danemark, Chili, Qatar, Arabie Saoudite…) et d’organisations internationales (ONU, OMS, OCDE) se sont dotés de nudge units – des structures de conseil préconisant des manières d’utiliser les résultats de la psychologie comportementale dans des actions publiques. En 2010, l’une des premières a été mise sur pied par l’ancien Premier ministre anglais David Cameron. Parmi les actions menées et considérées comme un succès : lors de l’envoi d’une lettre de relance du ministère des Finances britannique adressée aux 10 % de foyers fiscaux en retard dans le paiement de l’impôt, la mention suivante a été ajoutée  : « Neuf personnes sur dix payent leurs impôts à l’heure. » Résultat : 2,8 millions de livres ont été collectées. De la même manière, en jouant sur le « biais de norme sociale », une phrase a été inscrite sur la page du site d’un programme de don d’organes : « Chaque jour, des milliers de gens qui voient cette page décident de s’enregistrer. » En un an, le taux d’accord est passé de 2,3 à 3,2 % : soit 96 000 adhésions supplémentaires.
Les figures de proue de l’économie comportementale sont Daniel Kahneman, psychologue et économiste, et Richard Thaler, spécialiste de l’économie comportementale et professeur à l’université de Chicago. Ils ont été récompensés par un prix Nobel, respectivement en 2002 et en 2017, pour avoir démontré comment les mécanismes psychologiques et sociaux modifient nos comportements économiques. L’un et l’autre ont vanté la simplicité et l’efficacité des nudges dans de nombreux domaines de l’action publique (environnement, santé, fiscalité…).

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