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17 mai 2019

Y a-t-il une vie après le pic pétrolier ?

| IN - METIERS SECTEUR

Le pétrole, ressource par définition non renouvelable, s’épuise. Les enjeux environnementaux et économiques – au-delà du débat sur l’échéance et les modalités de la rupture – s’imposent comme autant de défis.


 

Dans un débat sur le pic pétrolier, il y a toujours quelqu’un pour dire : « Où est le problème ? Ça fait des décennies qu’on aurait dû l’atteindre et on n’y est toujours pas… » Et quelqu’un pour rappeler cette évidence, qui relève des mathématiques : « Dans un monde fini, toute consommation d’une ressource non renouvelable ne peut que tendre vers zéro avec le temps. » Or, justement… le temps passe. « Les courbes de découvertes et de consommation se sont croisées dans les années 1980, pile au moment de la célèbre série télévisée Dallas », rappelle Matthieu Auzanneau, directeur du think tank The Shift Project, qui œuvre en faveur d’une économie libérée de la contrainte carbone1.

Les alertes se multiplient

Quarante ans plus tard, les alertes se font donc de plus en plus précises. Exemples ? En février 2018, Patrick Pouyanné, PDG de Total, prévient dans un entretien au journal Le Monde : « Après 2020, on risque de manquer de pétrole. » Au mois de septembre suivant, Alexander Novak, ministre de l’Énergie de la Russie, déclare à propos de son pays : « We will reach a peak of 570 million tons in 2021. » Mais l’avertissement le plus fort vient de l’Agence internationale de l’énergie (AIE), dans la dernière édition de son World Energy Outlook, fin 2018. « D’abord, l’AIE confirme que le pic du pétrole liquide conventionnel – qui représente les trois quarts de la production mondiale de pétrole – a été franchi en 2008 », détaille Matthieu Auzanneau. Autre changement historique, l’AIE annonce que « le risque de resserrement de l’offre se profile particulièrement pour le pétrole. Et pour la première fois, cette information n’est pas perdue sous forme de message codé dans les pages analyses du rapport mais figure dans le résumé pour décideurs ». Les nouveaux projets en pétrole conventionnel ne seront pas suffisants pour couvrir les besoins en 2025, indique l’agence : ils ne représentent même que la moitié de ce qui serait nécessaire.

En outre, il s’agit essentiellement de projets d’offshore profond – donc complexes et chers – car tous les gisements faciles à exploiter le sont déjà et la quasi-totalité d’entre eux ont passé leur pic.

Le pétrole de schiste insuffisant

« Concrètement, seuls l’Irak et les États-Unis ont permis d’augmenter la production mondiale, précise Matthieu Auzanneau. Or l’Irak est un cas particulier car son potentiel est resté sous-exploité en raison de conflits armés depuis un quart de siècle. Quant aux États-Unis, le boom de la production n’est dû qu’au pétrole de schiste, qui a surpris tout le monde », mais qui ne semble pas pour autant rassurer l’AIE. Selon l’agence, il est peu vraisemblable que le pétrole de schiste parvienne à combler le déclin du conventionnel car il faudrait tripler sa production pour y parvenir. Or parier sur un simple doublement de cette production lui paraît déjà optimiste. « Sur les 3 000 milliards de barils de réserves prouvées de pétrole, tous types de liquides confondus (lire Réserves de pétrole : mais de quoi s’agit-il ?, p. 20), nous en avons déjà extrait un peu moins de la moitié. Il n’en reste donc qu’un peu plus de la moitié, confirme Yves Mathieu, ancien expert de l’Institut français du pétrole et auteur du livre Le Dernier Siècle du pétrole ? (Éd. Technip, 2010). Nous allons donc atteindre le pic dans les années qui viennent, qui pourra prendre pour quelque temps la forme d’un plateau ondulant, pour ensuite irrémédiablement entamer une descente et donc une contraction de l’offre. » Dont acte.

Le pétrole : 40 % de l’énergie finale

« Rien n’indique pourtant que cette menace soit vraiment prise au sérieux par la grande majorité des économistes et des dirigeants politiques, souligne Matthieu Auzanneau. Cette indifférence devant une pénurie pourtant bien annoncée est sans nul doute le premier obstacle à franchir pour relever le défi du pic pétrolier. » En effet, pour se mettre en ordre de bataille, encore faut-il avoir conscience du danger. Et il est de taille : le pétrole est la plus utilisée des sources d’énergie et il représente à lui seul 40 % de la consommation mondiale d’énergie finale.

Alors, comment expliquer ce manque d’intérêt ? « Accepter l’idée que l’économie soit liée aux combustibles fossiles (…) poserait d’énormes problèmes aux économistes car parler de croissance sans fin deviendrait alors impossible », répond l’actuaire américaine Gail Tverberg dans son blog « Our Finite World ». En outre, même s’ils admettent la finitude des ressources, la plupart des économistes sous-estiment fortement la dépendance de l’économie à l’énergie. Selon Gaël Giraud, économiste en chef de l’Agence française de développement et directeur de recherche au CNRS, l’élasticité du PIB par rapport à l’énergie s’élève en effet à environ 60 % pour la moyenne des pays de l’OCDE, soit près de neuf fois plus que ce que l’on retrouve dans une grande partie des modèles (lire Énergie-PIB, un couple inséparable, p.19).

D’abord l’énergie et ensuite la croissance

Plus préoccupant encore dans le cadre d’une contraction de l’offre pétrolière : l’existence d’un lien de causalité directe entre l’énergie disponible et le niveau de l’activité économique…

Pour Jean-Marc Jancovici, cofondateur du cabinet de conseil Carbone 4 et membre du Haut Conseil pour le climat2, celui-ci ne fait pas de doute : « La croissance économique ne vient pas de Mars pour faire, dans un second temps, appel à l’énergie. La physique et l’histoire nous apprennent que c’est exactement l’inverse qui se passe : d’abord la nature nous offre de l’énergie, c’est-à-dire de quoi actionner des machines, et ensuite nous pouvons comptabiliser en euros le produit de la transformation opérée par les machines. En 2018, nous avons eu plus de pétrole – surtout grâce aux États-Unis et à l’Irak –, plus de charbon et plus de gaz, et donc nous avons produit plus, ce qui explique la croissance assez forte de l’économie mondiale. »

Gaël Giraud souligne quant à lui que, sur ce point, les économistes énergéticiens sont divisés. « Mais la relation empirique observée entre l’énergie et le PIB peut s’interpréter statistiquement comme une relation causale3, souligne-t-il. À la suite du krach de 2007, la baisse de la consommation d’énergie a par exemple précédé la baisse du PIB dans un nombre important de pays. »

98 % des transports dépendent du pétrole

De fait, de l’énergie entre en jeu dès qu’il y a modification de température, de vitesse, de forme, de composition chimique…

Or, si le pétrole est l’énergie finale que nous consommons le plus, c’est parce qu’il offre la plus forte densité énergétique et qu’il est le plus facile à transporter. Les deux tiers du pétrole que nous extrayons sont d’ailleurs utilisés par le secteur des transports, qui dépend de cette source d’énergie à 98 % : le pétrole joue donc un rôle vital dans le fonctionnement de l’économie moderne. Sinon… le pétrole est partout. Il sert dans l’industrie (9 % de ses usages, pour alimenter des chaudières produisant de la vapeur ou pour chauffer des matériaux), dans le résidentiel (9 % également, essentiellement pour le chauffage), dans la pétrochimie comme matière première (9 % encore) et, enfin, dans la production d’électricité (7 %)…

De l’énergie pour récupérer l’énergie

Autre paramètre souvent négligé et qui pourtant accentue la menace : la baisse du taux de retour énergétique (TRE), c’est-à-dire du ratio de l’énergie utilisable rapportée à la quantité d’énergie investie. Il faut en effet de l’énergie pour creuser un puits, fracturer une roche ou encore produire du pétrole à partir de sables bitumineux, sans oublier le raffinage et le transport. Comme les compagnies pétrolières ont commencé par exploiter les gisements les plus accessibles, la quantité d’énergie investie pour récupérer du pétrole moins accessible ne cesse de croître avec le temps. La hausse des prix du pétrole pourrait-elle alors compenser cette hausse des coûts d’extraction ? « Pas sur le long terme, analyse Gail Tverberg. Car, passé un certain cap, la hausse du prix détruit la demande. » Et dans un bras de fer où les prix doivent être assez élevés pour les producteurs et assez bas pour les consommateurs, il y a un moment où l’équilibre se rompt et où le système de production s’effondre. « Toutefois, il est possible de cacher pour un temps le problème par diverses techniques, notamment un endettement supplémentaire des producteurs et des taux d’intérêt plus bas pour les consommateurs, note Gail Tverberg, qui ajoute : « Il semble que nous soyons actuellement dans cette période. »

Des marchés fumigènes

En outre, il ne faudra pas non plus compter sur le signal prix pour anticiper le moment critique. « Le prix du pétrole n’est pas corrélé à l’épuisement de la ressource. Il oscille en fonction de l’interprétation subjective que font les marchés de nombreux paramètres qui n’ont rien à voir avec la réalité physique, comme des tensions géopolitiques ou des anticipations sur la croissance… », détaille Matthieu Auzanneau. D’ailleurs, quand bien même une tendance claire apparaîtrait, elle serait immédiatement repérée par les algorithmes et, de ce fait, disparaîtrait.

Le prix des énergies n’est donc pas un indicateur de la tension entre l’offre et la demande : « Cette volatilité liée à spéculation n’est pas remédiable, explique le mathématicien Nicolas Bouleau4. Elle sévit à toute échéance, à court et à long terme. Les marchés sont fumigènes, car ils empêchent la rareté d’apparaître clairement. »

Et le changement climatique ?

Physiquement annoncé mais économiquement sous-évalué et financièrement masqué, le pic pétrolier est un piège à débats sans fin et personne ne semble trouver le levier pour agir. « L’Europe devrait pourtant se sentir particulièrement concernée, puisqu’elle est cernée par des zones pétrolifères en déclin structurel : la mer du Nord, la Russie, qui représente à elle seule environ un quart de la consommation de pétrole de l’Union européenne, mais aussi l’Algérie et l’Afrique en général », souligne Matthieu Auzanneau. À cette problématique s’en ajoute une autre, qui vient complexifier la donne : le changement climatique. La pénurie de pétrole est certes une bonne nouvelle pour le climat car cela implique moins de CO2 dans l’atmosphère, mais c’en est aussi – et paradoxalement – une mauvaise : « Cela signifie que nous aurons moins de moyens pour nous adapter à un climat de plus en plus déréglé, où il faudra réparer les dégâts liés aux tempêtes, aux inondations, aux incendies, etc., prévient Jean-Marc Jancovici. Il serait donc pertinent qu’au moins 5 % du temps de travail des économistes soit consacré à regarder de près comment on gère une société en contraction économique structurelle et, dans le même temps, confrontée à de nouveaux risques majeurs, au lieu de consacrer 100 % de ce même temps à la manière optimale de maximiser une croissance supposée acquise quoi qu’il en soit. »

Quoi pour remplacer le pétrole ?

Malgré les promesses, aucune des alternatives au pétrole (hors autres énergies fossiles, écartées pour des raisons climatiques) ne pourra le remplacer dans tous ses usages ni s’aligner sur son intensité énergétique. Les deux premières générations d’agrocarburants, obtenus à partir d’huile ou de sucre, présentent de nombreux inconvénients : « Un rapide calcul montre que la production mondiale de céréales convertie en agrocarburants donne… le quart du pétrole consommé aujourd’hui ! », souligne Jean-Marc Jancovici (lire Agro-carburants : encore une génération à attendre, p. 22). De fait, le transfert des usages du pétrole vers l’électricité s’annonce à ce jour comme la première option. Mais, là encore, pas de solution miracle en raison de problèmes d’acceptabilité (nucléaire dans certains pays, éolien), d’emprise sur les sols (photovoltaïque au sol, barrages hydroélectriques) et d’impacts environnementaux lors de la construction, de l’utilisation ou de la fin de vie (tous). En outre, l’hydroélectricité, première source d’énergie bas carbone au niveau mondial (6,4 % de l’énergie primaire), présente des contraintes géographiques fortes (il faut des montagnes) et risque d’être fortement impactée par le changement climatique. Quant à l’énergie produite grâce au vent et au soleil, elle a un inconvénient majeur : elle est intermittente et non stockable en masse entre les saisons.

Reste la voie de l’hydrogène, notamment pour le transport. « L’hydrogène fera sans doute partie de l’équation mais n’aura pas d’impact significatif avant au moins deux décennies », indique Patrice Geoffron, professeur d’économie à Paris-Dauphine et directeur du Centre de géopolitique de l’énergie et des matières premières. De fait, la quasi-totalité de l’hydrogène est aujourd’hui produite à l’aide d’énergies fossiles : cette voie est donc à exclure. Reste l’hydrogène obtenu par électrolyse de l’eau, mais le procédé est pour l’heure très coûteux et, dans ce cas, il faut de toute façon s’assurer que l’origine de l’électricité utilisée n’est pas carbonée. Autre option peut-être prometteuse mais encore très loin d’être au point : la production à partir de matière organique végétale ou animale.

Efficacité et sobriété

« Au-delà même des nouvelles filières énergétiques à développer, le cahier des charges est dense, souligne Patrice Geoffron. Il faut également anticiper les effets induits par le changement de modèle (nous en avons un aperçu avec la crise des gilets jaunes) ; par ailleurs, des économies productrices de pétrole seront déstabilisées si une économie bas carbone émerge (nous en avons un aperçu avec le Venezuela). Il est évident que nous n’en sortirons pas sans nouvelles formes de coopération internationale. Et, avec l’effritement actuel du multilatéralisme, nous en sommes loin. » Pour les sociétés occidentales, le chemin passera nécessairement par beaucoup plus d’efficacité énergétique dans l’industrie et le bâtiment, un changement profond de la mobilité, lié à une révision complète de l’aménagement du territoire et de l’architecture urbaine pour des villes beaucoup plus denses, et, bien sûr, par l’apprentissage de la sobriété. « Plus nous tardons à anticiper un virage qui nous sera de toute façon imposé, plus ce sera complexe, conclut Jean-Marc Jancovici. Et il est d’ores et déjà difficile de penser qu’on évitera la totalité des chocs. »

1. Auteur du livre Or noir. La grande histoire du pétrole, prix spécial de l’Association des économistes de l’énergie (Éd. La Découverte, 2016), ainsi que du blog du journal Le Monde « Oil Man ».
2. Auteur du livre Dormez tranquilles jusqu’en 2100, (Éd. O. Jacob, 2015).
3. How Dependent is Growth from Primary Energy ? The Dependency Ratio of Energy in 33 Countries (1970-2011), G. Giraud et Z. Kahraman, Paris School of Economics (2014).
4. Auteur du livre Le Mensonge de la finance (Éd. de l’Atelier, 2018), ainsi que du blog « Connaissance et pluralisme », ancien directeur de recherche et professeur à l’École des Ponts ParisTech, président du conseil scientifique de la chaire Énergie et prospérité.

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