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20 septembre 2018

Effondrement, faut-il ouvrir le débat ?

| IN - METIERS SECTEUR

 

Pour les scientifiques travaillant sur les risques systémiques, la pression des activités humaines sur tous les écosystèmes est désormais telle qu’un effondrement global menace nos sociétés. Une alerte que les économistes partisans de la croissance ignorent et que les défenseurs du progrès rejettent, au nom de l’inventivité humaine.


« Une politique écologique est-elle compatible avec une économie de la croissance ? » Voilà comment un internaute a interpellé Édouard Philippe le 2 juillet, lors d’un Facebook Live organisé depuis Matignon. La réponse du Premier ministre, largement reprise par les médias et les réseaux sociaux, a pu surprendre : elle évoquait le risque… d’effondrement. Pour lui, faire en sorte que « notre société humaine n’arrive pas au point où elle serait condamnée à s’effondrer » est « une question assez obsédante ». Quant à Nicolas Hulot, également présent durant ce Live, il a répondu de façon encore plus radicale, en démissionnant de son poste de ministre de la Transition écologique et solidaire le 28 août.

La reconnaissance d’un péril déjà annoncé

Qu’un chef de gouvernement déclare publiquement avoir conscience d’un risque aussi alarmant est un fait nouveau. D’autant que le Premier ministre se réfère au livre du scientifique américain Jared Diamond Effondrement, qui qui définit ce phénomène comme « une réduction drastique de la population humaine et/ou de la complexité politique/économique/sociale, sur une zone étendue et une durée importante ». Mais le fond du problème, lui, n’a rien de récent. Cela fait même quarante-six ans qu’il existe dans le débat public. En 1972 sort en effet le rapport The Limits to Growth, réalisé pour le Club de Rome. Une équipe de scientifiques du Massachusetts Institute of Technology, dirigée par le physicien Dennis Meadows, en est l’auteur. Son originalité tient dans le fait de présenter la première modélisation des conséquences de la croissance sur les ressources naturelles. Cinq variables principales sont prises en compte dans ce modèle baptisé World 3 : démographie, production industrielle et agricole, ressources non renouvelables et pollution persistante. Verdict : si les tendances de ces cinq variables se poursuivent, les limites de la croissance sur cette planète seront atteintes « sometime within the next one hundred years ».

La dynamique interne de l’effondrement

L’explication ? « Les variables “démographie” et “production industrielle et agricole” suivent des croissances exponentielles, explique Pierre-Yves Longaretti, physicien à l’Ipag et chercheur dans l’équipe Steep de l’Inria1. Par ailleurs, le modèle intègre des boucles de rétroactions positives qui amplifient ce caractère exponentiel. Exemple : l’intensification de la production agricole, destinée à nourrir une population grandissante, renforce encore l’augmentation “naturelle” de la population. » Attention, le modèle inclut également des boucles de rétroactions négatives. Exemples : la pollution, qui croît tendanciellement avec la démographie, restreint l’espérance de vie ; la diminution des ressources non renouvelables réduit le rendement du capital. En toute logique, ces forces contraires à la croissance devraient nous empêcher de dépasser les limites des écosystèmes. Mais ce n’est pas le cas. Les impacts négatifs se développent dans l’ombre et ne sont pas tangibles suffisamment tôt. « Ce retard est au cœur de la dynamique de l’effondrement, poursuit Pierre-Yves Longaretti. Comme la menace n’est pas ou est mal identifiée, les mesures préventives ne sont pas prises à temps. Résultat : quand le danger devient réel, il est trop tard pour intervenir. Les capacités de renouvellement des ressources naturelles ne sont plus seulement dépassées : elles s’érodent. »

Autre message majeur du rapport : « Les nombreuses rétroactions du modèle effacent la distinction entre cause et conséquence et une conséquence peut devenir sa propre cause, comme dans tout système non linéaire, note Pierre-Yves Longaretti. Penser pouvoir échapper à l’effondrement en s’attaquant à une seule variable serait illusoire : « Ce qu’il faut, c’est changer la structure même des rétroactions – et donc notre modèle de société. »

Un rapport choc sans effet sur le cloisonnement des experts

Tiré à 30 millions d’exemplaires, traduit dans 32 langues et réactualisé deux fois (en 1990 et 2004) The Limits to Growth n’a pourtant eu aucun impact sur la mise en place de politiques publiques efficaces. « Alors que les décennies passent, presque tous les indicateurs sur la soutenabilité des écosystèmes ont viré au rouge, remarque Emmanuel Prados, mathématicien et responsable de l’équipe Steep2. La plupart des gens continuent de ne considérer qu’un aspect des problèmes. D’où la nécessité de décloisonner les approches et d’aborder ce risque de façon transdisciplinaire. De fait, vous ne trouverez pas un scientifique ayant une vision globale des interactions économiques et écologiques pour vous dire qu’on ne fonce pas dans le mur. » Soit. Mais alors, comment expliquer, malgré la notoriété de The Limits to Growth, que le risque d’effondrement systémique n’ait pas été pris en compte ? Y a-t-il de solides arguments qui puissent justifier l’inaction ?

Débat avorté

« Le problème, c’est que, jusqu’ici, le débat n’a jamais réellement eu lieu avec les économistes dits “orthodoxes”, autrement dit la très grande majorité des économistes, qui considèrent la croissance du PIB comme le pilier incontournable de toute politique publique », indique Christophe Goupil, professeur de physique à l’université Paris Diderot et chercheur au Laboratoire interdisciplinaire des énergies de demain (Lied). Un constat dont les racines sont lointaines. La célèbre phrase de Jean-Baptiste Say dans son Traité d’économie politique (1803) résume la problématique : « Les richesses naturelles sont inépuisables, car, sans cela, nous ne les obtiendrions pas gratuitement. Ne pouvant être ni multipliées ni épuisées, elles ne sont pas l’objet des sciences économiques. » Sans le savoir, Jean-Baptiste Say ouvre un conflit qui va durer plus de deux siècles : d’un côté les « sciences économiques », qui considèrent la nature hors de leur radar ; de l’autre, l’ensemble des sciences qui étudient les lois de la nature et, en première ligne, les physiciens. En 1974, lors de la remise de son prix Nobel d’économie, Friedrich Hayek s’inscrit dans la même lignée. S’en prenant au travail de l’équipe de Meadows, il dénonce « l’immense publicité donnée récemment par les médias à un rapport qui se prononçait au nom de la science sur les limites de la croissance ». Hayek accuse également ces mêmes médias d’avoir passé sous silence la « critique dévastatrice de ce rapport par des experts compétents », c’est-à-dire des économistes. Au final, les seules attaques faites par des économistes contre The Limits to Growth le seront sur le mode de l’incompréhension…

Un exemple ? L’effondrement ne s’étant toujours pas produit et le pic pétrolier n’ayant pas été dépassé en 2000, tout le modèle est donc invalide. « Cet argument relève d’une grave méconnaissance du rapport, qui n’a rien prédit du tout. Ses auteurs ont même été très prudents et n’ont cessé de répéter qu’ils ne pouvaient pas donner de date », répond Emmanuel Prados. Ironie de l’affaire, malgré la grande précaution de The Limits to Growth, il semblerait que ses hypothèses puissent servir de base à des projections pertinentes. En 2000, Matthew Simmons, à la tête de l’une des plus importantes banques d’investissement pétrolier, a écrit un article intitulé « Could the Club of Rome have been correct, after all? », qui a fait grand bruit : il y accréditait les conclusions de World 3, notamment sur les conséquences de la pollution. En 2008 puis en 2012, le physicien australien Graham Turner s’est également penché sur les courbes de l’équipe de Meadows en les comparant avec des données historiques mises à jour. Résultat : sur la douzaine de scénarios proposés par le rapport en 1972, la comparaison « ne correspond fortement qu’au seul scénario business-as-usual, qui produit un effondrement de l’économie mondiale et de l’environnement ». Et Graham Turner de conclure que nous avons gaspillé les dernières décennies et que « se préparer à un effondrement mondial pourrait être encore plus important que de chercher à l’éviter ».

Introduire les lois de la physique dans l’économie

En toute logique, l’absence de débat de fond contribue en effet à ce que rien ne bouge. Pour Jean-Marc Jancovici, fondateur du cabinet de conseil Carbone 4 et auteur d’un site de référence sur les questions d’énergie et de climat, « l’asymétrie de moyens entre compter ce que Jean-Baptiste Say a dit de compter et compter le monde physique dont on dépend est absolument massive3 ». Gaël Giraud, chef économiste à l’Agence française de développement (AFD), fait le même constat : le discours des économistes « fait tomber de leur chaise les physiciens, pose-t-il dans une interview sur Présages, un site de podcast spécialisé sur l’effondrement. Et l’une des raisons pour lesquelles nous arrivons à raconter autant de bêtises, nous les économistes, c’est que nous avons des modèles qui n’ont pas grand-chose à voir avec le monde réel, dans lesquels il n’y a pas d’énergie, pas de matière, il n’y a que des dollars, ou des unités monétaires, qui permettent de mesurer à la fois du capital et du travail ».

Principaux « oublis » de l’économie orthodoxe selon Christophe Goupil ? Premièrement : le rôle central de l’énergie, alors que les courbes mondiales de l’augmentation du PIB et de la consommation d’énergie primaire suivent deux trajectoires quasiment superposées. Deuxièmement : les deux lois de la thermodynamique4, que « tous les modèles néoclassiques violent allègrement », souligne Gaël Giraud dans le même podcast. 

Pour dépasser ces antagonismes et faire évoluer une économie pensée hors sol et hors temps, l’AFD, le Lied et l’Institut Pierre-Simon Laplace (IPSL) mettent actuellement au point un nouveau programme qui combine macro-économie, thermodynamique et climat : « Il s’agit de coupler des modèles macroéconomiques standards à un monde physique soumis aux limites des ressources et du recyclage, explique Christophe Goupil. Ce modèle écophysique introduit naturellement la question du temps, puisqu’à la longue les ressources naturelles diminuent. Le modèle prend donc bien en compte le principe d’entropie physique. » La dynamique des échanges tient en particulier compte du rôle central des dettes privées et s’inspire d’un article (« Coping with Collapse ») de Gaël Giraud, récemment paru dans le journal Ecological Economics5. Cette modélisation intéressa-t-elle les actuaires ? « Aujourd’hui, le risque d’effondrement n’est pas un sujet, indique l’un d’entre eux, qui souhaite garder l’anonymat. Nous travaillons sur des perspectives nettement plus court-termistes. Et comme un effondrement toucherait tout le monde par définition, personne ne sent individuellement responsable. Ce n’est pas très glorieux. »

Si jusqu’à ce jour la majorité des économistes est donc passée à côté du débat, les scientifiques alertant sur le risque d’effondrement font face à un argument majeur d’un tout autre ordre : l’inventivité de l’espèce humaine. Ne sommes-nous pas en route vers le transhumanisme ? L’intelligence artificielle n’est-elle pas la preuve qu’une nouvelle ère s’annonce ? Bref, l’innovation sauvera le monde et l’humanité s’en sortira… parce qu’elle s’en est toujours sortie. La confiance dans le potentiel salvateur des technologies est telle chez les progressistes que, là encore, le débat tombe bien souvent dans la caricature. Ainsi, le statisticien Bjorn Lomborg et le mathématicien Olivier Rubin suggèrent tout bonnement de jeter The Limits to Growth dans « la poubelle de l’histoire ». Mais ces critiques semblent ignorer un point essentiel : « En 2004, l’équipe de Meadows a également produit un scénario baptisé Super Techno, où les avancées technologiques sont prises en compte et même de façon assez optimiste, indique Emmanuel Prados. Dans ce cas, l’effondrement n’est pas évité, mais seulement retardé d’une ou deux décennies. Car les progressistes surévaluent la possibilité de substitution des ressources naturelles par la technologie et sous-évaluent les effets systémiques et les effets rebonds. » Les optimistes ne seraient-ils que des pessimistes en manque (ou en déni) d’informations ?

L’impossible renoncement

Conscients de cet écueil et en ligne avec les travaux de Meadows, certains scientifiques refusent pourtant de baisser les bras. Une alliance européenne d’universités, d’industriels et de centres de recherche, portée en particulier par le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), travaille ainsi sur un projet baptisé Sunrise. Actuellement en appel d’offres auprès de la Commission européenne, Sunrise tente de décrocher un budget de 1 milliard d’euros sur dix ans : « Il s’agit de produire des composés chimiques de base et des carburants à partir de l’énergie solaire et des gaz de l’atmosphère (dont le CO2), souligne Hervé Bercegol, physicien au CEA. Des solutions académiques existent pour fournir des produits utiles avec un très haut rendement et des matières premières abondantes, mais le temps presse pour rendre les technologies compétitives. » Or un projet d’une telle ampleur ne peut démarrer qu’à une condition, « celle que l’Europe et les États soutiennent la recherche académique et la R&D industrielle. La recherche appliquée de longue haleine manque de fonds sur tous ces sujets ».

Enfin, le débat sur l’effondrement est victime d’un frein psychologique auquel personne n’échappe vraiment : « Parler d’effondrement ouvre une perspective qui dépasse l’esprit humain, explique Petros Chatzimpiros, socio-écologue à l’université Paris Diderot et chercheur au Lied. Dans la vie courante, on trouve toujours des solutions, sauf quand il s’agit de mourir, mais on n’y pense pas tous les jours et on continue malgré tout à se projeter. Ainsi, même si on est certain que tout va s’effondrer en raison des impacts du progrès sur la planète, on ne peut pas s’empêcher de continuer à faire confiance… au progrès. » Un paradoxe déjà évoqué par l’écrivain Francis Scott Fitzgerald : « On devrait (…) pouvoir comprendre que les choses sont sans espoir et cependant tout faire pour essayer de les changer. »

 

  1. L’Ipag est l’Institut de planétologie et d’astrophysique de Grenoble. L’équipe Steep (Soutenabilité, territoires, environnement, économie et politique) dépend de l’Inria (Institut national de recherche en informatique et en automatique).
  2. Steep, voir note 1.
  3. In « Bienvenue dans un monde fini », conférence faite à l’Ademe le 13 avril 2018, disponible sur YouTube.
  4. La première loi indique que l’énergie ne peut pas être créée mais uniquement transformée. La seconde précise que les transformations de l’énergie ou de la matière ne se font jamais sans dégradation ni perte.
  5. Ecological Economics, vol. 147, mai 2018, pages 383-398,
    https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0921800916309569

 

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