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13 septembre 2019

Guerre commerciale : vers un KO mondial

| IN - METIERS SECTEUR

L'intensification du bras de fer qui oppose la Chine aux Etats-Unis contribue à la baisse de la croissance mondiale. Afin de mesurer l'impact de cette guerre commerciale sur ses protagonistes, et sur le reste du monde, des économistes envisagent différents scénarios.


Tout juste élu à la présidence des Etats-Unis, Donald Trump entamait, en janvier 2018, sa croisade protectionniste. Première offensive : augmenter les taxes douanières sur les machines à laver et les panneaux solaires, dont la Chine est le premier producteur mondial. Obnubilé par le déficit commercial des Etats-Unis vis-à-vis de la Chine, l’ex-magnat de l’immobilier signait dans la foulée un décret instaurant des droits de douane de 25 % sur les importations d’acier et de 10 % sur celles d’aluminium. Dans une logique « œil pour œil, dent pour dent », Pékin répliquait en s’attaquant notamment aux importations agricoles américaines. Afin d’éviter une nouvelle escalade de ce conflit commercial, le sommet du G20 de juin 2019, au Japon, est l’occasion d’une négociation entre les présidents. A son issue, une trêve est décrétée et Donald Trump semble renoncer à imposer de nouvelles taxes sur les 500 milliards de dollars de biens chinois achetés chaque année par les Etats-Unis.

Mais le conflit connaît un nouveau rebond le 23 août. Alors que la Maison-Blanche annonce l’imposition d’une surtaxe de 10 % sur les 300 milliards de dollars d’importations chinoises jusque-là épargnées, Xi Jinping promet, en représailles, l'application de droits de douane massifs sur les véhicules automobiles américains et leurs pièces détachées à compter du 15 décembre 2019.

Certes, si ces tensions pèsent pour l’instant peu sur les économies nationales des deux pays, la poursuite d’une diminution des échanges pourrait significativement ralentir la croissance mondiale. Et, malgré les efforts des diplomates des deux côtés, l’apaisement paraît difficile. « Deux courants s’opposent au sein de l’administration américaine, décrypte Stéphane Déo, stratégiste de La Banque postale Asset Management. Certains estiment que le pays doit absolument se séparer de la Chine – comme il l’a fait avec sa décision très dure sur Huawei –, d’autres qu’il faut organiser l’intégration des deux économies. » La même ligne de fracture entre « durs » et « conciliants » se retrouve à Pékin. D’où les atermoiements des deux capitales, et la difficulté pour les observateurs de prédire dans quel sens penchera la balance.

Les promesses du protectionnisme

L’agressivité américaine vis-à-vis de la Chine n'est pas l'apanage de Donald Trump. En effet, de nombreux démocrates partagent la même inquiétude face au succès du « socialisme de marché » de l’empire du Milieu. Alors que, dans les années 1980, le PIB chinois représentait 10 % de son équivalent américain, il devrait le dépasser d’ici quelques années. Fort de cette réussite, Xi Jinping a récemment rompu avec la tradition nationale de garder profil bas et s'est donné l'objectif de dominer les dix premiers secteurs technologiques mondiaux d’ici à 2025. Une nouvelle assurance politique qui s’est accompagnée d’une montée en puissance dans l’océan Pacifique, terrain de jeu traditionnel des États-Unis. Côté américain, le développement de géants de l’information tel Huawei a évidemment suscité de vives inquiétudes, d’autant que les entreprises chinoises sont régulièrement accusées de cyberintrusions. C'est donc dans cette ambiance de rivalité sourde que la décision américaine d’augmenter les tarifs douaniers est intervenue. Selon la promesse présidentielle, le virage protectionniste était censé permettre la relocalisation d’usines sur le sol américain. Reste que l’implantation de chaînes de production ultra-spécialisées et imbriquées en quelques mois reste parfaitement utopique. De fait, à l’heure actuelle, les conséquences économiques de cette guerre des tarifs sont peu visibles : ni relocalisation de production, ni effondrement de la croissance ne sont à observer. Un effritement de la confiance des chefs d’entreprise est tout juste noté aux États-Unis. En juin, l’indice PMI composite d’IHS Markit, indicateur d’activité du pays, est ainsi ressorti à 50,6 – contre 50,9 en mai –, approchant peu à peu le seuil des 50, qui sépare l’expansion de la contraction de l’activité.

Une modélisation complexe

L’impact de cette guerre commerciale a fait l’objet de plusieurs analyses de chercheurs. En mars 2019, l’étude The Return to Protectionism , réalisée par un collectif d’économistes des universités de Berkeley, Columbia, Yale et UCLA, estime que celle-ci a coûté 7,8 milliards de dollars aux Etats-Unis, soit 0,04 % de son PIB en 2018. Ce chiffre résulte de l’addition de deux effets contraires : d’un côté, les consommateurs et les producteurs touchés par les taxes auraient perdu 68,8 milliards de dollars ; d’un autre, l’État, encaissant de nouveaux droits de douane, et les industriels, profitant de la hausse des prix des importations chinoises pour augmenter leurs propres tarifs, auraient gagné près de 60 milliards de dollars. « Comme souvent dans une guerre commerciale, il y a des gagnants et des perdants au sein d’un même pays, détaille ­Patrick Kennedy, doctorant à Berkeley, coauteur du rapport. Par exemple, les compagnies américaines produisant de l’acier ou de l’aluminium ont bénéficié des hausses des droits de douane sur l’acier et l’aluminium importés. En revanche, les consommateurs se sont appauvris car ils doivent payer plus cher afin d’acheter tous les produits à base d’acier ou d’aluminium comme des voitures ou une maison. »

Tous les regards se tournent également vers le niveau d’inflation qui, à 1,8 % en juillet 2019, est pour l’instant contenu. Les hausses de prix restent en effet concentrées sur quelques produits finaux, directement ciblés par les taxes douanières, qui ne sont pas parfaitement substituables aux biens nationaux. Les lave-linge en sont le parfait exemple. Leur prix a augmenté de 12 % suite à l’instauration de la taxe, selon une étude du Service de recherche du Congrès. Les prix des produits sidérurgiques, eux, ont progressé de 9 % l’an dernier, estime de son côté le Peterson Institute for International Economics. « Parmi les importations que Donald Trump pourrait à nouveau taxer, 69 % sont des biens de consommation, avance Christian Parisot, responsable de la recherche globale d’Aurel BGC (interrogé en juillet 20191). Or, les grandes marques de l’électronique ont fait des tests. Si leurs importations sont à leur tour touchées par les hausses de taxes, elles augmenteront de 19 % leurs prix. Cela créera de l’inflation, à un niveau pas forcément inquiétant pour la Réserve fédérale des Etats-Unis, mais qui pourrait faire chuter la consommation et provoquer par ricochet une récession, alors que l’investissement des entreprises a déjà ralenti. » (NDLR, le 23 août 2019, Donald Trump a annoncé une taxation à hauteur de 15 % à compter du 1er octobre sur une nouvelle série d'importations chinoises comprenant des produits électroniques.)

En Chine, au second trimestre, la croissance a patiné, s’établissant à 6,2 % sur un an, soit le rythme le plus faible enregistré depuis 1992. Ce ralentissement s’explique essentiellement par la baisse de la demande intérieure (lire Des ressemblances troublantes avec 1929, p. 22) mais aussi, dans une moindre mesure, par les tensions commerciales : de la même manière que la politique de l’administration Trump pénalise les importateurs américains, les taxes de représailles pénalisent les importateurs chinois, obligés de payer plus cher pour recevoir leurs commandes.

« Les augmentations de taxes n’ont pas diminué le déficit entre les États-Unis et la Chine. Au contraire, il s’est même creusé, rappelle Christian Parisot. Par contre, la Chine a perdu un point de part de marché dans les exportations américaines. Si l’on se fie aux chiffres, des pays comme l’Inde ou le Vietnam en ont profité, mais la réalité est plus complexe : beaucoup d’entreprises chinoises contournent la taxe en important des États-Unis via leurs filiales vietnamiennes. » Ce sont les entreprises chinoises, empêchées de commercer avec des firmes américaines sans autorisation administrative, comme l’équipementier télécoms Huawei, qui paient en réalité le plus lourd tribut du bras de fer avec les États-Unis. Le National Defense Authorization Act (NDAA), promulgué par Washington, stipule en effet que Huawei n’a plus le droit d’utiliser plus de 25 % de composants issus de technologies américaines. Conséquence : le géant chinois, qui tablait sur un chiffre d’affaires de 125-130 milliards de dollars en 2019, a revu ses ambitions à 100 milliards.

Dans l'incertitude, anticiper les scénarios

Pour l'heure, l’impact de la guerre commerciale reste modeste. Moins de 5 % des importations mondiales sont en effet concernées par les augmentations récentes de taxes. En revanche, la situation pourrait s’aggraver si le bras de fer entre les deux superpuissances se transformait en guerre commerciale généralisée. Quantifier le coût futur de cette guerre s’avère complexe et impose ainsi aux économistes de plancher sur de multiples scénarios de sanctions et de représailles. Leurs mesures incluent les coûts directs induits par le relèvement des droits de douane mais aussi les effets indirects (incertitudes, baisse de productivité, hausse des coûts de financement, baisse de la consommation…).

Les modèles quantitatifs de commerce en équilibre général permettent de simuler les effets sur le long terme. Les résultats sont connus : en théorie, une hausse généralisée des droits de douane de 60 points de pourcentage, entraîne à long terme une perte du PIB mondial en volume de 3 % à 4 %, comme le démontre une note récente du Conseil d’analyse économique (CAE). « Cet impact relativement faible, même pour un relèvement très important des droits de douane au regard de l’histoire économique récente, s’explique par le niveau modéré d’ouverture commerciale, même en incluant les échanges de services, des principales économies telles que les États-Unis (27 %) ou l’Union européenne (35 % hors échanges intra zone euro) », relatent des économistes de la Banque de France dans une note de décembre 2018.

Impact à court terme, analyse macroéconomique

Pour mesurer les effets à court terme de tensions bilatérales, d'autres économistes adoptent une autre méthode : ils se fondent sur des modèles macroéconomiques en économie ouverte et réalisent leurs simulations d’augmentation des taxes à partir de modèles d’équilibre général stochastique dynamique. Deux économistes de la banque Goldman Sachs, Nicholas Fawcett et Jari Stehn, ont ainsi pu plancher sur différents scénarios. L'hypothèse centrale choisie par les chercheurs est celle d’une nouvelle augmentation des taxes douanières américaines de 10 % sur la dernière tranche des 300 milliards de dollars d’importations chinoises (NDLR, un scénario confirmé par l'annonce de Donald Trump du 23 août) et de 10 % sur toutes les importations mexicaines. D’ici trois ans, cette option pourrait coûter aux États-Unis de 0,5 à 0,6 % de leur PIB. L’effet serait légèrement plus modeste côté chinois, avec une érosion du PIB de 0,4 à 0,5 %. « Ainsi, même dans notre scénario basique, les États-Unis sortent perdants de cette guerre commerciale », notent les auteurs dans le rapport Trade Wars 3.0 de juin 2019.

Leur deuxième scénario – une augmentation de 25 % des taxes sur les importations chinoises – est plus sévère. Dans ce cas, le PIB américain baisserait de 0,8 %. Si les importations mexicaines étaient taxées également à 25 %, le choc augmenterait d’un cran supplémentaire, à 1,2 %.

Le scénario le plus douloureux pour les États-Unis, comme pour le reste du monde, serait l’introduction d’une taxe de 25 % sur toutes les importations automobiles, une option ouverte par Donald Trump. Le coût aux États-Unis serait de 1,3 % à 1,4 % du PIB, soit plus de 300 milliards de dollars. Et le choc se répercuterait très vite autour du monde, avec un contrecoup sévère notamment en Allemagne et au Japon. Ce scénario catastrophe coûterait 1 % de PIB à la Chine et 0,3 % à la zone euro. Alors que l’exportation de voitures vers les États-Unis ne représente que 0,8 % du PIB allemand, une hausse des droits de douane de 25 points heurterait l’Allemagne à hauteur de 0,7 % de son PIB. Car l’industrie automobile allemande est au cœur du tissu industriel national : pour produire 1 milliard d’euros de véhicules, environ 1,8 milliard de biens et services sont mobilisés. D’où des effets indirects en cascade si la production automobile ralentit.

La conclusion est claire : d’un point de vue macroéconomique, une guerre commerciale ne fait que des perdants. Et, dans tous les scénarios étudiés, les États-Unis, pourtant à l’initiative de la guerre tarifaire, souffrent davantage que leurs partenaires.

Impact à long terme, analyse microéconomique

Une étude microéconomique des experts du Centre d’études prospectives et d’informations internationales (Cepii) se concentre quant à elle sur les conséquences à long terme des mesures prises depuis dix-huit mois en termes de variation de valeur ajoutée sectorielle. Les résultats, communiqués dans une lettre intitulée L'arroseur arrosé : guerre commerciale et chaînes de valeur mondiales d'avril 2019, sont similaires : si quelques secteurs sortent gagnants du bras de fer engagé par Donald Trump, dans sa globalité, l’économie américaine en pâtit. Pour en mesurer l'impact, les économistes se sont fondés sur les recettes tarifaires affectées (les importations initiales multipliées par l’augmentation des tarifs). « Les mesures déjà mises en œuvre feraient subir d’importantes pertes de valeur ajoutée à la Chine (91 milliards de dollars à long terme), mais aussi aux États-Unis (62 milliards), en raison de l’imbrication internationale des chaînes de valeur », est-il conclu. Parmi les exportations chinoises, l’électronique serait le secteur le plus touché, avec 167 milliards de dollars d’exportations devant faire face à de nouveaux droits de douane de 9,3 %. Aux états-Unis, l’automobile serait le secteur le plus affecté, avec 15 milliards de dollars d’exportations américaines vers la Chine. Les économistes du Cepii ont également cherché à quantifier les conséquences d’une accalmie. Dans ce scénario, Washington n’augmenterait plus aucune taxe et supprimerait même les droits de douane bilatéraux sur les produits industriels entre les États-Unis et l’Union européenne. Les experts estiment qu’une telle évolution n’apporterait que des gains limités et aurait peu d’impact sur les recettes tarifaires, les droits de douane initiaux étant déjà faibles.

Les études sont sans appel : le protectionnisme, pourtant en vogue, reste un jeu à somme négative. Les dommages apparaissent toutefois limités, ce qui peut expliquer la tentation de certains chefs d’État, particulièrement Donald Trump, de continuer à traiter de nombreux dossiers de politique extérieure avec cet instrument très symbolique et populaire qu’est la hausse des tarifs douaniers.

 

  1. Les interviews ont été réalisées en juillet 2019.

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