Retour au numéro
Partager sur :
Vue 5204 fois
15 septembre 2015

L'assurance-vie au défi des taux bas

Avec plus de 70% de ses actifs placés sur les marchés obligataires, l'assurance-vie française subit de plein fouet l'impact des taux bas, allant jusqu'à remettre en cause le l'ensemble de son business model.

Avec plus de 70 % de ses actifs placés sur les marchés obligataires, l’assurance-vie française subit de plein fouet l’impact des taux bas. C’est même l’ensemble du business model de l’assurance qui est mis en cause.

Banque de France, EIOPA, FMI ou encore OCDE : la question de l’impact des taux bas sur l’assurance hante les esprits de tous les régulateurs. « À moyen terme, un environnement de taux d’intérêt bas persistant met sous pression la rentabilité et plus généralement le business model du secteur de l’assurance », écrit ainsi le Haut Conseil de stabilité financière français dans son rapport annuel, soulignant également les « risques liés à la normalisation » de la situation de taux. L’assurance-vie, et plus précisément les 1 332 milliards d’euros1 d’encours des supports en euros, concentre l’essentiel des inquiétudes. Au-delà des régulateurs, c’est toute l’industrie qui se préoccupe de la dégringolade des taux. « Cela fait vingt ans que les taux baissent et le métier de l’assurance-vie n’a pas été conçu dans un environnement de taux bas, fait observer Hélène N’diaye, actuaire certifiée IA, conseillère scientifique de l’actuariel, directrice technique et des risques de Generali France. Cette situation pose d’importants problèmes aux modèles que nous utilisons. »

Le calcul du best estimate sous pression

L’évaluation du bilan, et plus particulièrement du passif, est fortement impactée. « Un assureur-vie doit valoriser ses engagements futurs très longs sur la base de taux d’actualisation qui ne cessent de baisser. Cela augmente donc les provisions qu’il doit passer », souligne Antoine Lissowski, président de la commission économique et financière de la FFSA, directeur général adjoint de CNP Assurances et membre d’honneur de l’Institut des actuaires. Au-delà de cet effet mécanique, c’est tout le processus de valorisation de ces engagements futurs qui est touché à travers le calcul du best estimate. « L’ensemble des hypothèses financières utilisées pour le calcul des provisions sont basées sur le niveau de taux présent, avec une interdépendance entre l’actif et le passif, explique Bertrand Lespinasse, actuaire certifié IA, principal au sein du cabinet d’actuariat Milliman. En effet, pour estimer les prestations que l’on va verser aux assurés dans le futur – et plus particulièrement le niveau de revalorisation issu de la participation aux bénéfices –, il faut estimer le rendement que l’on espère percevoir des actifs acquis grâce aux primes reçues. » Petit à petit, le portefeuille projeté dans le futur détiendra de moins en moins de titres obligataires acquis lorsque les taux étaient plus élevés et de plus en plus d’actifs investis aux conditions de marché présentes, réduisant d’autant le résultat financier attendu.

[traitement;requete;objet=article#ID=1087#TITLE=L’impact sur le SCR : encore des interrogations]

Une remise en cause des méthodes

Surtout, évaluer ces flux futurs demande de savoir anticiper la réaction des acteurs qui influent sur eux, au premier rang desquels l’assureur lui-même. Quels arbitrages va-t-il opérer entre les différentes classes d’actifs ? Va-t-il chercher à réaliser certaines plus-values ? À quel niveau fixera-t-il le rendement qu’il versera à ses assurés ? Généralement, ces « management actions » intégrées dans les modèles s’inspirent de situations déjà rencontrées par l’assureur. Mais l’environnement inédit de ces derniers mois, marqués par des taux nominaux très bas voire négatifs, rend cette évaluation particulièrement délicate. « Le régulateur impose que ces règles soient réalistes et basées sur les pratiques passées des compagnies, note Bertrand Lespinasse. Mais il faut aujourd’hui les faire évoluer pour tenir compte des cas non nécessairement envisagés par le modèle. Par exemple, le report d’une partie des primes reçues sur des actifs autres que les obligations lorsque les taux sont négatifs. »

Le comportement futur des assurés, lui aussi, va être déterminant. En cas de remontée des taux, l’assureur subirait des moins-values sur son portefeuille obligataire acquis au moment où ces taux étaient au plus bas. Si le rendement qu’il serait en mesure de servir à son assuré se retrouvait inférieur à celui que ce dernier pourrait obtenir en transférant son épargne sur un livret bancaire, un risque de rachat apparaîtrait. « Comme nous vivons depuis des décennies une phase de baisse progressive des taux, les statistiques sur lesquelles nous basons nos modèles de rachats n’envoient pas de signaux sur le comportement des assurés en cas de remontée des taux », observe Antoine Lissowski. Là encore, la nécessité de rénover ces modèles n’a jamais été aussi forte.

[traitement;requete;objet=article#ID=1089#TITLE=Ultimate Forward Rate : atténuateur ou menace ?]

Des scénarios potentiellement explosifs

Ces modèles de comportements futurs sont  appliqués à un ensemble de scénarios censés représenter l’univers des possibles et ainsi répondre à l’exigence du régulateur d’une évaluation « market consistent ». Pour générer ces scénarios, les assureurs-vie ont recours à des techniques de mathématiques financières traditionnellement utilisées pour valoriser des options qui mettent en œuvre des générateurs de scénarios économiques ou ESG en anglais. « Les modèles couramment utilisés dans ces ESG peuvent se révéler explosifs en cas de taux très bas et de forte volatilité, ce que nous constatons dans notre environnement de marché actuel, témoigne Bertrand Lespinasse. Pour résoudre cela, les assureurs se sont tournés vers des modèles alternatifs mais qui, eux, introduisent des scénarios de taux négatifs que les modèles de projection des actuaires savent généralement mal gérer. »

Un dilemme que le superviseur nuance. « Il faut savoir isoler le cas des taux négatifs, qui est apparu de manière conjoncturelle entre février et avril, et celui des taux durablement bas, relève Guillaume Alabergère, actuaire associé IA, chef de la cellule Modèles internes à l’ACPR. Par ailleurs, si les modèles mathématiques que la Place a choisi d’utiliser pour générer les scénarios économiques soulèvent des problèmes en cas de taux négatifs, il ne faut pas oublier qu’ils en soulèvent dans bien d’autres cas aussi. » L’incertitude générée par la situation ne doit pas pour autant être négligée. Si le risque n’est pas géré de manière quantitative sous le pilier 1 de Solvabilité II, il doit en revanche faire l’objet d’une attention particulière en pilier 2. « La clé, pour l’ACPR, est de pouvoir constater que cet incertain est maîtrisé, que l’entreprise d’assurance connaît la sensibilité de son bilan à ce risque et a fait en sorte d’en minimiser les conséquences », précise Guillaume Alabergère.

Les bilans des assureurs très touchés

L’ensemble de ces mécanismes affecte violemment le bilan des assureurs et peut faire perdre plusieurs centaines de millions d’euros de fonds propres en quelques mois à un assureur-vie. « En faisant supporter tout de suite le poids de la réalité future et sans prendre en compte les améliorations qui pourraient advenir, Solvabilité II aggrave la facture », interpelle Hélène N’diaye. En particulier, la réglementation européenne ne permet pas de prendre en considération les affaires futures que les assureurs-vie pourraient engranger : des primes qui tomberaient plus tard et qui compenseraient d’éventuels rachats, ne sont par exemple pas retenues dans le calcul du best estimate. « La réglementation Solvabilité II a choisi de limiter la prise en compte des affaires nouvelles dans l’établissement du bilan  prudentiel. Ce qui ne veut pas dire que l’ACPR n’en tient pas compte dans une discussion plus large sur les risques avec les organismes, notamment dans le cadre du pilier 2 », nuance Guillaume Alabergère.

Toutefois, pour les entreprises d’assurance qui se trouveraient en difficulté au niveau des exigences quantitatives du pilier 1, Solvabilité II a prévu des mesures transitoires afin de passer le cap délicat du 1er janvier 2016 : l’assureur a la possibilité de maintenir ses calculs de provisions techniques sous Solvabilité I, bien moins sensibles aux taux bas, et de ne passer que très progressivement, sur seize ans, à un calcul sous Solvabilité II. Une manière d’effacer l’essentiel de l’impact des taux bas. Mais le remède reste très artificiel. « Pour bénéficier de cette mesure transitoire, il faut soumettre à l’ACPR une candidature et démontrer que l’on a un plan de redressement crédible, notamment si cette mesure transitoire permet de “masquer” un problème de solvabilité, note ainsi Guillaume Alabergère. Et la réglementation impose de toute manière aux organismes d’être transparents sur le niveau réel qu’auraient ces provisions en cas d’application immédiate de Solvabilité II. »

Vers des décisions politiques ?

Un virage est en train d’être pris par l’industrie pour intégrer ce contexte de taux bas et de passage à Solvabilité II. Les contrats moins sensibles au risque de taux, comme l’eurocroissance ou les supports en unités de compte, sont poussés dans les réseaux. Mais l’effet n’est pas immédiat. « Aujourd’hui, les supports en unités de compte représentent environ 20 % de l’encours. Cela prendra un temps très long avant que la problématique du risque de taux soit résolue par une hausse de la collecte en UC », observe Antoine Lissowski. Pendant ce temps, les travaux de R&D continuent pour faire évoluer les modèles et les adapter au nouvel environnement de taux. Cela suffira-t-il ? « Si les taux restent longtemps bas, des décisions politiques devront être prises si l’on ne veut pas que l’assurance-vie meure », met en garde Hélène N’diaye. C’est la voie qu’ont été obligés de prendre le Japon et plus récemment l’Allemagne. Relâchement des contraintes de versement de la participation aux bénéfices, réduction de la valeur de rachat, mutualisation des contrats : autant de mesures qui changeraient la donne… et soulageraient les modèles.

Séverine Guignard

1. Source : Banque de France, fin 2014.