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15 septembre 2015

La révolution de la longévité

L'allongement de la durée de la vie n'est pas sans conséquences pour le secteur de l'assurance.

Serons-nous tous centenaires ? Les avancées de la science sont telles que beaucoup peuvent l’espérer, particulièrement en France, l’un des pays les mieux classés en la matière. Difficile à cerner et à modéliser, le risque de longévité impacte fortement l’industrie de l’assurance.

 

Aujourd’hui, un enfant sur deux qui naît en France peut espérer vivre centenaire, et certains pourront même envisager de souffler leurs 110, voire leurs 120 bougies. L’Insee estime qu’en 2060, la France pourra compter près de 200 000 centenaires, contre 3 760 en 1990, et seulement une centaine en 1900. Et les « super-centenaires », qui ont dépassé les 110 ans, deviennent une réalité statistique.

De fait, une révolution silencieuse est en train de bouleverser nos sociétés : celle de la longévité. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, l’espérance de vie augmente de manière constante et rapide. Selon une enquête publiée fin août par la revue scientifique américaine The Lancet, l’espérance de vie a crû dans le monde de 6,2 ans en l’espace de 23 ans, et le temps passé en bonne santé a augmenté de 5,4 ans. Parmi les pays qui affichent des records de longévité : le Japon, Singapour, Andorre, l’Islande, Chypre, Israël et, enfin, la France, qui arrive en septième position. Selon l’Insee, l’espérance de vie dans l’Hexagone s’élève à 79,2 ans pour les hommes et 85,4 pour les femmes, quand, encore selon The Lancet, l’espérance de vie en bonne santé est respectivement de 69,6 ans et 72,3 ans.

Un risque particulièrement  complexe à maîtriser

Des chiffres qui offrent de belles perspectives à l’échelle individuelle, où chacun peut nourrir l’espoir d’une vie longue et bien remplie, mais qui, à l’échelle collective, ont de nombreuses conséquences. Pour les assureurs, les engagements sur les retraites peuvent s’en trouver considérablement augmentés, qui plus est dans le contexte de taux bas actuel. « L’enjeu financier de la longévité se mesure en dizaines de milliers de milliards d’euros, rien que pour les fonds de pension au Royaume-Uni », estime Stéphane Loisel, actuaire agrégé IA, professeur à l’Isfa et coordinateur du projet de recherche LoLitA (Longevity with Lifestyle Adjustments)1.

L’enjeu représenté par le risque de longévité est d’autant plus important qu’il s’agit d’un risque particulièrement complexe à maîtriser. Très évolutif, ils se trouve à la croisée de diverses disciplines (médecine, démographie, biologie, actuariat…) et présente une extrême hétérogénéité. « La différence d’espérance de vie entre un habitant du 6e arrondissement parisien et un habitant de Brie-Comte-Robert en Seine-et-Marne peut atteindre six ans ! », cite Stéphane Loisel. Modes de vie, accès aux soins, catégories socioprofessionnelles, de très nombreux facteurs jouent sur l’espérance de vie des individus. Mohamed Baccouche, actuaire certifié IA, Life Chief Risk Officer chez Axa, ne dit pas autre chose : « Le contexte politique et socio-économique est une composante majeure » du risque. Toute évolution structurelle, politique ou sanitaire, peut avoir une incidence lourde. Autre caractéristique du risque de longévité, la grande incertitude sur les tendances futures. Les perspectives médicales, à elles seules, donnent lieu à plusieurs scénarios. Poursuite de l’accélération de l’espérance de vie, décélération pour parvenir à une espérance de vie « biologique », les thèses des scientifiques divergent et se heurtent parfois à d’autres enjeux clés. L’idée, par exemple, d’utiliser la thérapie génique pour augmenter l’espérance de vie entraîne des problèmes éthiques ardus. Le croisement des disciplines ne fait que rajouter à la complexité. Une des difficultés est de détecter suffisamment en amont les changements de tendance liés aux progrès médicaux (lire p. 24) ou aux politiques sanitaires et d’actualiser en permanence les hypothèses actuarielles qui en découlent.

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Des modèles encore fragiles

De fait, les modèles existants, tels que celui de Lee-Carter, le plus couramment cité, sont jugés fragiles. « On ne sait pas si les modèles actuels sont performants, confesse Mohamed Baccouche. On les surveille comme le lait sur le feu, mais il faut rester extrêmement vigilant ». Différents pôles de recherche dans le monde – tels que LoLitA – travaillent donc à l’évolution de ces modèles. En outre, comme le souligne Jean-Marie Robine, démographe et chercheur à l’Inserm, « il y a nécessité d’opérer un réel partage des connaissances entre assureurs, chercheurs, médecins et universitaires ». Une conférence annuelle « Longévité » est organisée en ce sens, dont la dernière édition vient d’avoir lieu à Lyon.

Un impact opérationnel pour les assureurs

Outre la réflexion, indispensable, sur les modèles et sur la prospective, le risque de longévité a aujourd’hui un impact opérationnel pour les assureurs, confrontés à des assurés qui vivent de plus en plus longtemps – mais qui n’en tirent pas les conséquences. « Faites un micro-trottoir et demandez aux gens combien de temps ils vont vivre, ils sous-estimeront systématiquement le résultat d’une dizaine d’années, note Mohamed Baccouche. Par ailleurs, ils surestiment généralement leurs capacités à financer leur retraite, voire leur potentielle dépendance. » L’OCDE a tiré la sonnette d’alarme, fin 2014, sur l’insuffisance de l’épargne-retraite en France. Selon ses projections, celle-ci ne couvre actuellement que 5 % des besoins.

Pourtant, souligne Alain Burtin, directeur des marchés chez Allianz, la baisse des taux aggrave le besoin d’épargne en vue de sa retraite. « Pour espérer conserver le même niveau de vie dans le futur, il faut épargner beaucoup plus qu’il y a quelque temps. Il y a donc un besoin de solutions, et les assureurs en ont ». Contrats PERP, Madelin, plusieurs produits existent. Mais, regrette Marylène de Cubber, actuaire associée IA et experte Solvabilité II au sein de la société de conseil Optimind Winter, « ni  l’un ni l’autre n’ont réussi à totalement conquérir leur marché », notamment du fait « d’incitations fiscales trop faibles ». Résultat, l’assurance-vie reste le premier produit utilisé pour financer sa retraite. Les assureurs « sont peu incités à innover et à créer de nouveaux produits, le coût en capital induit étant élevé », explique Marylène de Cubber. En cause, Solvabilité II, qui pénalise les engagements de long terme, « une complète incohérence entre les attentes des assurés et le contexte réglementaire ». De fait, Axa et Allianz commercialisent depuis quelques années des produits « variable annuities ». Mais, assez complexes – une partie de la performance vient des taux, une partie de l’horizon de placement –, ces produits qui s’adressent surtout à une clientèle aisée restent peu connus du grand public.

Le besoin de se protéger contre une situation de dépendance – un vrai enjeu pour la société toute entière – n’est guère mieux pris en compte par les assurés. Pourtant, la perspective de la dépendance est menaçante à deux titres. D’abord parce que « tout le monde y sera confronté un jour, que ce soit pour soi-même ou l’un de ses proches », fait remarquer Alain Burtin. Et ensuite en raison du coût que cela représente : une année de retraite d’un individu dépendant coûte quatre fois plus cher que celle d’un individu en bonne santé. Alors pourquoi les produits spécifiques ne remportent-ils pas davantage de succès ? « Non seulement il est très compliqué, à titre personnel, d’admettre que l’on peut devenir dépendant, mais en outre cela coûte très cher de s’assurer, confirme Alain Burtin. Donc, les personnes qui ont peu de revenus peuvent difficilement s’assurer contre le risque, et les personnes très riches se disent que si un jour elles ont un besoin, elles trouveront toujours de quoi payer. »

Sur ce point, cependant, tous les acteurs s’accordent à dire que les pouvoirs publics ont leur rôle à jouer, notamment sur le plan fiscal, et que les assureurs se positionneront en fonction du rôle alloué à l’État – qui reste encore à clarifier. « Cela demande un consensus politique qui n’existe pas encore », relève Mohamed Baccouche. Quant à l’idée des assureurs de lancer des obligations indexées sur la longévité, elle risque fort de rester dans les cartons tant que la dette publique n’aura pas amorcé une décrue.

[traitement;requete;objet=article#ID=1071#TITLE=Espérance de vie en France][traitement;requete;objet=article#ID=1073#TITLE=Entretien avec le Professeur Andrew Cairns]

Vers le transfert du risque de longévité

Aux assureurs, d’ici là, de garantir leurs engagements sur leurs portefeuilles actuels, engagements qui s’alourdissent avec la longévité. Face à cela, « de plus en plus d’acteurs choisissent de transférer ce risque », notamment vers des réassureurs. D’autant que, « jusqu’à une période récente, les pertes techniques étaient compensées par les résultats financiers. Aujourd’hui, cela devient de moins en moins possible », précise Anne-Sophie Musset, directrice chez Périclès Actuarial.

En août dernier, Axa France a été la première compagnie à conclure sur le marché français un swap de longévité, avec Hannover Ré. L’accord entre les deux compagnies concerne un portefeuille de 22 000 assurés, représentant plus de 750 millions d’euros. Mais, preuve que les assureurs envisagent de plus en plus ce type de transfert pour couvrir le risque, Aviva avait réalisé au Royaume-Uni en mars 2014 le plus gros swap longévité de l’histoire, portant sur 5 milliards de livres (6,03 Mds d’euros), avec Scor, Munich Re et Swiss Re. 

Béatrice Madeline


1. Ce projet multidisciplinaire réunit des chercheurs du Laboratoire  des sciences actuarielle et financière (LSAF), associé à l’Isfa (Université Lyon-1), et du Laboratoire de probabilités et modèles aléatoires (LPMA) de l’Université Pierre et Marie Curie,  ainsi que d’autres chercheurs français et étrangers. Il a pour objectif de proposer une modélisation du développement incertain de la longévité, ainsi que des méthodes de gestion des risques associés  dans les domaines des retraites, de l’assurance-vie et de la santé.

http://lolita.isfa.fr